III – Histoire d’un échec : le Monument aux morts grenoblois de la Deuxième Guerre mondiale et de la Résistance.

Dans le domaine particulier de l’érection de monuments commémoratifs, Grenoble s’est déjà illustrée avec les monuments qu’elle a consacrés aux morts de la guerre de 1870 et à ceux de la guerre 1914-1918. Dans le premier cas, c’est par une confrontation constante et âpre avec les autorités centrales que Grenoble s’est distinguée, en se « battant » pour obtenir de pouvoir bâtir son propre monument 1166  ; la deuxième fois, c’est par sa volonté d’afficher une certaine originalité monumentale (qui d’ailleurs s’avérera, à la longue, difficile à supporter on le verra), qui lui fit finalement choisir pour monument aux morts la monumentale « Porte de France » 1167 ...

Il est impératif de replacer la tradition de l’édification de monuments aux morts dans une perspective historique du moyen terme. Maurice Agulhona en effet raison quand il rappelle que ce phénomène de l’érection de monuments aux morts« ne prend quelque ampleur, ne devient un fait social qu’après la guerre de 1870-1871 ’ ‘ 1168 ’ ‘  ».

Si l’on peut dire de ce support de mémoire qu’il est d’inspiration spécifiquement républicaine, c’est parce que, en grossissant le trait, c’est avec la naissance, puis la lente promotion, et enfin avec l’affermissement définitif et contemporain de l’idée de Nation qu’apparaît cette pratique sociale particulière, qui consiste à élever des monuments à la mémoire des morts « nationaux ». En ce sens, la fonction première du monument aux morts semble bien être de l’ordre de la didactique historique et civique. Il s’agit de montrer, de donner à voir à la Nation les sacrifices qu’elle a su consentir pour continuer à exister. Et les commémorations qui se déroulent devant les monuments, le jeu de symboles, les multiples filiations, les discours passionnés qui s’y donnent à voir et à entendre apparaissent bien, à travers le culte du souvenir, comme des cérémonies dédiées surtout à la République. L’occasion d’affirmer son attachement aux valeurs républicaines apparaît ainsi légitime, puisqu’elle est fournie par le rappel périodique de la mémoire de sacrifices suprêmes eux-mêmes incontestables.

Par ailleurs, il faut rappeler ce que Maurice Agulhona également écrit à propos cette fois de la nature foncière de la Seconde Guerre mondiale. Son argumentation est pertinente : ‘ « la Deuxième Guerre mondiale et la Résistance ressemblent peut-être plus à la guerre de 1870 qu’à celle de 1914-1918 » parce que, dans les deux cas, nous sommes en présence de « caractères plus partiels » et parce que, « les participations régionales y ont présenté de très nettes inégalités ’ ‘ 1169 ’ ‘  ».

La spécificité du conflit de 1939-1945 tel qu’il a été vécu dans notre pays, tient en outre à ce qu’il se partage au moins en deux guerres successives. A la première, militairement perdue dès l’été 1940, s’ajoute l’ensemble de ces embuscades, de ces actions de guérilla militaires ou administratives, de ces batailles, toutes menées de façon indépendante par rapport à la première, et que l’on désigne sous le vocable générique de « Résistance ». Sans ce phénomène de Résistance d’ailleurs, comment prétendre fêter la mémoire d’un pays vaincu et qui plus est « officiellement » à ranger parmi les pays collaborateurs objectifs de l’Allemagne nazie ?

Et de fait, nous retrouverons très souvent cette significative difficulté à qualifier l’événement, à choisir entre les termes de « Deuxième Guerre mondiale » et de « Résistance » par exemple, sur laquelle buttent les différents projets d’érection de monuments commémoratifs. Tour à tour dédiés à Grenoble à la mémoire des « morts pour la France de la guerre 1939-1945 », puis aux « morts pour la France et aux victimes de la barbarie nazie », et, finalement, à la « Résistance », cette dernière a paradoxalement bien du mal à accéder à sa propre mémoire monumentale tant les concepteurs paraissent hésiter.

Pour ce qui concerne Grenoble, l’originalité est évidente : en effet, situées loin du champ de bataille de 1939-1940, la ville et la région ont été en revanche le théâtre d’une intense activité résistante. Malgré cela, et d’une manière curieuse, la cité grenobloise aura toujours du mal à penser et surtout à affirmer sa propre politique en matière d’érection de monuments commémoratifs.

Notes
1166.

Situé au cimetière de Grenoble, il n’est inauguré que le 5 novembre 1893, après maintes refontes du projet, qui toutes visent à brider les préférences trop « républicaines » du Conseil municipal. En effet, le premier projet prévoyait l’inscription sur deux plaques de marbre surmontées d’une allégorie de la République, du nom des « Fils de Grenoble morts à partir de ce 4 septembre ». Le ministre de l’Intérieur écrit au préfet, le 24 juin 1872 : « J’estime comme vous, M. le Préfet, que la distinction proposée par le Conseil Municipal ne saurait être approuvée. Tous les citoyens [sous entendus ceux qui sont morts, à Sedan , pour défendre l’Empire !] qui ont sacrifié leur vie à la Défense de la patrie ont droit à la même reconnaissance et aux mêmes honneurs […] » ; in AMG, 2 H 36.

1167.

Qui est dévolue officiellement à sa nouvelle fonction le 11 novembre 1932. AMG, 2 H 361.

1168.

Maurice Agulhon, « Réflexions sur les monuments commémoratifs », in La Mémoire des Français. Quarante ans de communication de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Éditions du CNRS, 1986, p ; 41-46 ; citation extraite de la page 41.

1169.

Ibidem, même page.