A – Premières propositions, premiers projets, premiers refus.

C’est dès le mois d’octobre 1945 cependant qu’on enregistre le premier projet de construction d’un monument spécifiquement dédié aux événements que l’on vient de vivre.

La guerre n’est en effet pas achevée depuis très longtemps qu’un statuaire lyonnais, Elie Ottavy, propose déjà ses services à la municipalité grenobloise.

On est cependant loin de la véritable ruée qui s’était manifestée à la fin de la guerre 1914-1918 1170 . En 1945, la modération et la retenue semblent être de rigueur. Il est aussi certain que ces deux vertus font figure de valeurs imposées, le pays ayant encore plus souffert dans son économie et ses ressources lors de la Deuxième Guerre mondiale, au point qu’il semble difficile d’envisager de construire des monuments commémoratifs en aussi grand nombre que ceux qui sont sortis de terre après 1918 1171 .

Reste que, ne voulant pas préjuger de la valeur artistique et symbolique du projet d’Ottavy, que ce soit dans un sens ou dans l’autre, le maire transmet la photographie que lui a fait parvenir le statuaire à Andry Farcy, le célèbre, tonitruant et atypique conservateur en chef du musée de Grenoble. Celui-ci, républicain convaincu, engagé dans la Résistance, n’est rentré de Déportation qu’à la mi-1945. Son éventuel accord serait pour Martin une garantie plus que suffisante de la valeur du projet d’Ottavy. La réponse, dans le plus pur style d’Andry Farcy, est cependant sans équivoque. Elle est datée du 16 décembre 1945 et n’est pas plus tendre pour la personnalité du statuaire que pour son projet. Lequel, nous informe le directeur du musée, ‘ « représente une scène d’une dérisoire banalité, du tragique le plus vulgairement théâtral, qui ne fait appel qu’aux sentiments les moins élevés en assurant la pérennité d’une trop directe reproduction d’une scène de barbarie ’ ‘ 1172 ’ ‘  ».

Andry Farcyfait là allusion à la partie du projet d’Ottavy qui ‘ « représente un camp de Déportés en Allemagne ’ ‘  ». ’ Si l’idée est originale et même osée, qui vise à promouvoir de manière sculpturale la particularité d’une certaine mémoire, celle des déportés, dont on a vu tout le mal qu’elle a justement à s’affirmer, la réalisation promet en l’espèce d’être catastrophique : ‘ « le sculpteur n’a visé qu’à réunir les suffrages les plus nombreux en ne s’adressant qu’à la foule. Nous savons à quel genre discutable de conscience artistique correspond semblable attitude. » ’ Celui qui permit à Grenoble de posséder l’une des plus riches collections mondiales d’art moderne et contemporain, éreinte littéralement la proposition du sculpteur lyonnais. Il réserve ses mots les plus durs au scandaleux décalage qu’il note entre la nature si particulière de l’événement représenté et la réalisation technique. La dissonance morale est trop forte.

‘« Un artiste véritable se sert de moyens plus subjectifs et plus élevés pour une glorification des victimes de l’abominable massacre, du plus effroyable holocauste humain qu’ait connu la [cette parti de la phrase est illisible] responsables devant le tribunal des temps futurs. Dans cette maquette, la composition est très flottante, la masse sculpturale inexistante, les volumes disséminés sans balancement ni mesure ; c’est de la sculpture pour rayons de faux bronze de bazars qui ne résiste pas à l’examen, même le plus superficie 1173 . »’

Au-delà de ces remarques acides, le plus intéressant réside dans la référence que fait Andry Farcy à l’expérience monumentale de « l’après Grande-Guerre ». Le directeur du musée, en administrateur avisé, établit alors un lien étroit entre la situation qui fut celle des années 1920 et celle à laquelle on risque de se trouver de nouveau confronté en 1945. D’un instant à l’autre, prévient-il, à la faveur d’une volonté commémorative qui, si on ne la jugule pas, pourrait vite se révéler incontrôlable, on peut revenir aux errements des lendemains de la Première Guerre mondiale. La mise en garde qu’il adresse au maire dans ce sens est donc claire ; il rappelle que ‘ « c’est le moment de [vous] souvenir des avatars du projet de monument aux morts de 14-18, où des maîtres comme Antoine Bourdelle ’ ‘ , Aristide Maillol ’ ‘ , Joseph Bernard ’ ‘ , et Charles Despieu ’ ‘ ’ ‘ furent écartés par l’indécision et la totale incompétence d’un comité de personnalités grenobloises cependant les mieux intentionnées ’ ‘ 1174 ’ ‘  ».

Dont acte, se dit une première fois le maire, qui s’empresse de suivre les recommandations d’Andry-Farcy. Mais une fois Elie Ottavyévincé 1175 , on ne tire pas pour autant un trait sur l’idée de bâtir un monument commémoratif dédié à l’ensemble des morts grenoblois de la Deuxième Guerre mondiale, loin s’en faut.

Au contraire, c’est Andry-Farcy lui-même qui la relance, en adressant, à la fin de l’année 1945, une ébauche de projet au maire. Comme celui d’Ottavy, le monument commémoratif d’Andry-Farcy se propose d’honorer la mémoire des « morts victimes de la barbarie nazie ».

On doit noter le grand soin qu’on prend de désigner les projets d’érection par des appellations assez générales pour être suffisamment englobantes : « Monument à la gloire des victimes du nazisme » pour Ottavy, « Monument aux victimes de la barbarie nazie » pour Andry-Farcy, on reste volontairement vague, pour se garder d’oublier l’une ou l’autre catégorie de victimes 1176 . De telles désignations veulent d’autre part bien dire que l’on tient à honorer les « résistants » autant que les simples « civils ». Et si le terme de « Victimes » semble en revanche assez mal convenir aux « Militaires » morts en 1939-1940, l’on ne doute pas que leur mémoire ne soit à rattacher à de tels projets.

Le projet d’Andry-Farcy est assez grandiose. Il consiste à plaquer contre la surface rocheuse qui surplombe la Porte de France, à l’entrée de Grenoble, une gigantesque plaque de bronze qui exalterait le souvenir des Victimes grenobloises. Il faut d’ailleurs remarquer qu’en 1945-1946, les projets prévoient tous de se placer au cœur de la ville. Plus précisément encore, on a l’impression que l’on veut superposer le souvenir de la guerre 14-18 et celui de la guerre de 39-45 et rendre cette superposition matériellement visible dans l’espace. Il ne s’agit pas du tout de cet amalgame pur et simple prôné en haut lieu, mais plutôt d’une association à distance, les deux monuments se répondant en écho, mais ne se faisant pas concurrence. Dans l’esprit d’Andry-Farcy, il s’agit sûrement en fait d’utiliser le capital de « lieu de mémoire » accumulé par la Porte de France depuis que celle-ci est devenue le monument commémoratif communal, pour en transférer une part au nouveau monument, et assurer ainsi à celui-ci un succès certain. L’idée est à la fois tellement originale, elle se marie si bien avec la topographie grenobloise, elle semble si parfaitement remplir sa fonction didactique, que le maire et le Conseil municipal l’acceptent immédiatement.

Seulement, on n’en est pas encore au stade de la réalisation effective. Et le début de l’année 1946 est plutôt la période du regroupement des bonnes volontés. Andry-Farcy part donc, en janvier 1946, pour Paris, où il espère pouvoir se renseigner sur les conditions de réalisation d’un tel projet. Depuis la capitale, il écrit d’ailleurs rapidement au maire qu’il faut réviser leur jugement et tempérer leur enthousiasme 1177 .

A Grenoble, envisageant la constitution d’un comité exécutif et plus particulièrement d’une commission de la propagande – « organismes » relais chargés d’assurer au projet une manière de publicité auprès des Grenoblois –, Martin invite le 14 janvier 1946 les journaux de la presse grenobloise à lui déléguer un représentant 1178 .

Six journaux sont ainsi concernés 1179 . En plus des quatre quotidiens, Les Alpes Nouvelles (« le grand hebdomadaire catholique des Alpes », d’après son sous-titre) et Le Droit du Peuple, proche politiquement de la SFIO, s’empressent d’accepter la proposition du maire. Les Allobroges se dit pour sa part « heureux d’une telle initiative » et Le Travailleur Alpin informe la municipalité que le bouillant docteur Moustiersera son délégué. Le Réveil, quant à lui, répond d’une façon beaucoup plus circonstanciée, précisant au maire qu’‘ « avant la réception de votre lettre, nous avons été quelque peu surpris et peinés de trouver dans un journal de Grenoble l’annonce de la fondation de ce comité alors qu’aucune communication n’avait été faite à la presse. De même, j’ai trouvé hier dans les colonnes d’un de nos confrères l’annonce d’une importante réunion du conseil municipal pour laquelle nous n’avions encore reçu aucun avis ».

Cette mauvaise humeur du quotidien MRP grenoblois n’est pas un caprice. Elle est due au fait qu’André Dufour, un des responsables du Travailleur Alpin, et l’une des figures de proue du Parti communiste grenoblois, siège aussi au Conseil municipal. C’est donc lui qui est ici mis en cause par Le Réveil, qui le soupçonne d’accorder la primeur des informations qu’il recueille pendant les séances de travail de l’assemblée communale au journal communiste. Le quotidien catholique s’indigne donc des pratiques de népotisme qu’il croit discerner dans la façon dont le Conseil municipal dispense l’information à la presse locale. En l’espèce, on l’a compris, les révélations de Dufour concernaient le projet de monument aux morts, dont tout le monde avait certes entendu parler, mais dont tous ignoraient la teneur exacte. C’est ainsi par exemple, que, dès le 14 janvier 1946, un important article était consacré en deuxième page du Travailleur Alpin, ‘ « à propos d’un monument projeté en hommage à tous les morts grenoblois de 39-45 » ’. Pichrocholines « guerres de mémoire » certes que ces escarmouches, anecdotiques querelles de clocher, mais qui ralentissent malgré tout l’effort du Comité d’érection, lequel n’est d’ailleurs pas exempt de tout reproche dans sa gestion du dossier.

En effet, un autre épisode, datant de la même époque, montre à quel point des aides concrètes étaient prêtes à se manifester en vue de cette érection, qu’on ne sut pas correctement gérer. Le maire eut ainsi la surprise, en fin d’année, de trouver sur son bureau une lettre du préfet datée du 16 décembre, lui demandant de ‘ « bien vouloir [lui] faire connaître d’urgence si vous avez encaissé en février 1946 la somme de 35 000 F, montant d’un chèque qui avait été envoyé par Monsieur le Grand Rabbin Eichski-Zundel [sic], pour le monument aux morts de la Ville de Grenoble ’ ‘ 1180 ’ ‘  » ’. Or, vérification faite, Martin n’a jamais entendu parler de ce chèque qui ‘ « n’a pas été encaissé par les services municipaux ’ ‘ 1181 ’ ‘  »...

Pourtant, la municipalité grenobloise, sous l’impulsion de son dynamique premier magistrat, se donne à corps perdu au projet. Martin a même écrit à ses collègues, les maires de Nice, Tournon et Toulouse, trois localités célèbres pour leur monument aux morts de la Première Guerre mondiale, dans le but de ‘ « disposer d’une documentation photographique sur les monuments élevés dans quelques villes importantes afin de pouvoir examiner utilement les diverses propositions qui seront présentées [à la ville de Grenoble] ’ ‘ 1182 ’ ‘  ».

Notes
1170.

Si le schéma est en la matière le même, qui voit l’artiste entrepreneur se proposer de lui-même, sans sollicitations des autorités locales, le fait marquant est qu’une seule proposition de ce genre parvient à la municipalité. Au contraire, aux lendemains de la Première Guerre mondiale, il y eut une foule de projets d’érection de monuments commémoratifs qui parvinrent sur le bureau du Maire. On assiste même à des revendications commerciales assez surprenantes et nous avons compté pas moins de 15 propositions adressées au maire entre 1919 et 1922 ! AMG, 2 H 361.

1171.

D’autant plus que, selon Paul Dreyfus, la « chicherie de Martin était légendaire mais gage d’une saine gestion municipale ». Entrevue du printemps 1993.

1172.

Lettre au maire datée du 16 décembre 1945. AMG, 2 H 361.

1173.

Ibidem.

1174.

Ibidem.

1175.

Le maire écrit la lettre, malgré tout modérée, dont Andry-Farcy lui propose un brouillon. Ibid.

1176.

Dans la correspondance municipale, la formule employée, encore plus proche de la périphrase, est en général celle-ci : « un monument destiné à perpétuer le souvenir de tous les enfants de notre ville morts pour la France au cours de la guerre 1939-1945 et de toutes les victimes de la barbarie allemande ». Cf. par exemple les lettres de Martin du 14 et du 17 janvier 1946. AMG, ibid.

1177.

A Paris, il entre en relation avec différents architectes et fondeurs pour évaluer le coût de la réalisation de « la surface rectangulaire se présentant enclavée, tel un fronton, dans le Rocher de la Porte de France », informant le maire que « notre projet primitif est réalisable – pas en bronze – mais en pierre […] ce qui porterait à 3 000 000 francs environ le prix du monument […] » ; AMG, 2 H 361, lettre au maire de 1946, non datée.

1178.

Cf. annexe n° XXVIII.

1179.

Auxquels il convient d’ajouter les titres du Progrès et de Lyon libre, contactés le même jour par l’intermédiaire de leur correspondant grenoblois.

1180.

AMG, 2 H 361.

1181.

Réponse de Martin ; AMG, ibidem.

1182.

Lettre du 17 janvier 1946, ibid. Les réponses faites à Martin déplorent que Paris n’ait pas laissé le temps aux maires d’ériger de monument aux morts de la Deuxième Guerre mondiale.