B – Le coup d’arrêt de la législation d’avril 1946.

A ces difficultés très locales s’ajoutent bientôt les restrictions, plus sérieuses, qui émanent du pouvoir central. La circulaire que le ministre de l’Intérieur adresse à tous les préfets le 12 avril 1946 tombe en effet comme un couperet. C’est elle qui mettra un véritable frein aux espoirs et aux enthousiasmes de l’année précédente. On le sait (cf. supra), elle décide en effet – et ici chaque mot compte – que, ‘ « sans méconnaître d’aucune manière le caractère indispensable de ces manifestations, destinées à glorifier la participation majeure de la France dans la défense des grands principes qui sont le génie de notre civilisation [...], il est important de souligner que, sur le plan matériel de l’exécution des travaux et de l’emploi des matières premières, l’extrême pénurie de matériaux et de main-d’œuvre dont souffre actuellement le pays, rend peu opportune, dans les mois à venir, la distraction des moyens économiques qui restent à notre disposition pour l’accomplissement de ce dessein ».

La conclusion de la circulaire surtout est sans concession ; elle résume clairement la position du pouvoir en ne ménageant aux comités d’érection locaux qu’une marge de manœuvre réduite : ‘ « Toutefois, si en raison de circonstances très particulières, vous vous trouviez en présence d’une insistance exceptionnelle, il vous appartiendrait d’user de tout votre ascendant, afin que l’hommage public prenne, même provisoirement, une physionomie concrète autre que le monument. » ’ On montre même aux autorités locales, depuis Paris, quel est le chemin à suivre ; celui de la modeste plaque commémorative : ‘ « c’est ainsi que, dans ce cas, une plaque commémorative dédiée par exemple, “aux Morts pour la France” d’une commune pourrait être provisoirement apposée. »

La circulaire du 11 avril 1946 met donc les choses au point, sans ambages. L’érection de monuments commémoratifs doit être renvoyée à des temps économiques meilleurs. La fin de non-recevoir est donc clairement formulée aux préfets, qui la transmettent à leur tour aux maires, eux-mêmes la répercutant à leurs comités d’érection respectifs.

Comme partout en France, le coup porté par le gouvernement sera difficile à encaisser dans la Capitale des Alpes, qui s rêve aussi à l’époque en Capitale de la Résistance. C’est pour cette raison qu’à Grenoble peut-être plus qu’ailleurs on n’acceptera pas ce qui apparaît comme une véritable frustration mémorielle.

Refusant de s’en laisser conter, le maire décide en effet de poursuivre les études préliminaires. Mais en secret. Pendant une période qui équivaut à peu près à la deuxième moitié de l’année 1946 et à la première partie de 1947, on ne trouve en effet nulle part trace d’une quelconque activité du Comité. La discrétion est de mise, qui doit éviter à Grenoble de s’attirer les foudres de Le Troquer, l’intransigeant ministre de l’Intérieur.

Cependant, le pouvoir central n’est pas dupe : il aura soin de rapidement confirmer sa main mise sur les initiatives locales par d’autres mesures administratives très concrètes. Les textes en sont très techniques, on l’a vu (cf. supra). Le fait majeur tient en ce que la « Résistance », en tant que phénomène d’ensemble, ne peut pas faire l’objet d’un monument commémoratif. Seuls des projets honorant des « personnalités » ou des « groupements » sont susceptibles d’être directement approuvés par le préfet. C’est à ce titre que le docteur Valoiset Paul Vallierpar exemple, et beaucoup des personnalités emblématiques de la Résistance grenobloise et iséroise, n’auront aucun mal à bénéficier rapidement d’un hommage monumental. Cette volontaire imprécision sémantique est aussi un moyen de fractionner la mémoire, et de lui interdire toute cohésion. De même, l’aire géographique est très strictement délimitée. Il n’est pas question pour l’instant de rendre hommage à des « actions » ou à des « mouvements » dont le champ d’action se situeraient au-delà des limites du département. La volonté « légiférante » du ministre va même jusqu’à stipuler quels sont les projets de monuments directement exclus par de telles exigences : « A ce sujet, j’estime qu’en principe, l’érection d’un Monument aux Morts de la guerre 1939-1945 est à proscrire toutes les fois qu’il existe déjà, dans la commune, un Monument dédié aux Morts de la guerre 14-18. Dans ce cas, le nom des victimes de la dernière guerre devra être gravé sur le monument déjà existant. » Les espaces de liberté consentis aux comités locaux d’érection semblent à présent dérisoires.