C – Farcy et Gilioli ensemble pour un nouveau projet.

Mais le têtu Comité d’érection grenoblois poursuit malgré tout ses travaux. Il se réunit même en commission plénière le 6 août 1947. Cette séance de travail est l’occasion de la présentation d’un autre projet que celui de la gigantesque plaque de bronze proposée par Andry-Farcy 1183 .

C’est le côté éminemment symbolique de ce nouveau projet (« Les Français abattant le Mur de l’Oppression » est son nom) qui est à signaler. Andry-Farcy parle significativement de « Grenoble, ville résistante et d’avant-garde ». Apparaît alors pour la première fois le nom du ‘ « sculpteur Gilioli ’ ‘ , le seul grand sculpteur de la région, [qui] s’est engagé à sculpter les personnages, en taille directe, sans qu’il en résulte une grosse dépense pour la Ville […] ’ ‘ 1184 ’ ‘  » ’. Le 16 septembre, Martin informe son Conseil municipal qu’‘ « une présentation de la maquette du Monument aux Morts de la Guerre de 1943-1945 et aux Héros de la Résistance ’ ‘ 1185 ’ ‘ aura lieu dans la cour de l’atelier de M. Warin-Oddoux ’ ‘ […] le jeudi 18 septembre, à 11 heures du matin » ’. Tout semble bien s’accélérer. Des hommes de caractère et de talent (Andry-Farcy, Gilioli mais aussi Perroncel, l’architecte municipal en chef et Gourin, son adjoint), une volonté politique (Martin), un « milieu » (les responsables des associations d’Anciens Combattants et Victimes de Guerre, Andry-Farcy et Martin anciens déportés, Perroncel « médaille de la Résistance française 1186  », Gourin, ‘ « prisonnier de guerre, évadé d’Allemagne ’ ‘ en 1941, ancien Maquisard de Haute-Savoie ’ ‘ 1187 ’ ‘  » ’), tout paraît devoir concorder. Le 25 septembre, le Conseil municipal décide qu’‘ « afin que la population grenobloise puisse avoir une idée exacte du projet […] il a été demandé au sculpteur Gilioli de participer à la réalisation de la maquette du monument projeté […]. Ce travail […] est présenté actuellement à nos concitoyens, la Direction des Nouvelles Galeries ayant très obligeamment accepté de mettre à notre disposition une de ses vitrines de la rue Félix Poulat ’ ‘  ». ’ Unanime, le Conseil municipal vote le crédit de « 57 500 francs » correspondant au coût de la maquette 1188 .

La volonté de faire image est en effet partout perceptible, depuis la double fonction du « V » – mur de l’oppression brisée en même temps que signe de victoire –, jusqu’aux quatre « figures » qui l’accompagnent et qui incarnent chacune une catégorie de victimes. Mais qui mieux que ses quatre concepteurs pourrait présenter ce beau projet ? Laissons-les décrypter pour nous la portée symbolique de leur projet.

Il est ainsi significatif de noter que le Combat est évoqué à travers la figure du « maquisard-soldat ». Si l’on élargit la dédicace du monument aux « morts de 1939-1945 », la mémoire du « militaire de 1939-1940 » n’est pas évoquée en tant que telle ; on se contente de rattacher la mémoire de l’Armée à celle, positive, du Maquisard. De même, on a conscience que l’incarnation sculpturale du Prisonnier peut être perçue comme l’exaltation abusive d’une action somme toute passive. Dans ce cas-là, c’est donc l’espoir qui est chargé de racheter la passivité.

La plus grande nouveauté réside dans le fait que le Déporté a droit, au même titre que le Combattant, à participer au monument, ainsi d’ailleurs que la Veuve. Car si la mémoire monumentale est unificatrice, elle répond néanmoins au besoin de reconnaissance des différentes catégories sociales nées de la guerre.

Tel quel, le projet ne manque pas d’allure. Mais il est en totale contradiction avec les strictes instructions ministérielles. De plus, l’activité que déploie le Comité d’érection est telle en cette fin d’année 1947 et au début de 1948, qu’elle ne passe pas inaperçue 1189 .

On avait semblé « oublier » pendant un temps les dispositions draconiennes de la circulaire du 11 avril 1946 et surtout de celle du 17 avril 1947. Le préfet, dans une lettre adressée le 18 juin [sic !] 1948 à Bally, le nouveau maire gaulliste, se charge alors de remettre les choses au clair.

‘« L’attention de Monsieur le ministre de l’Éducation Nationale a été appelée sur un projet de monument commémoratif qui consisterait à dresser un V gigantesque sur l’un des éperons rocheux du jardin des Dauphins ou du fort Rabot. L’emplacement envisagé est, je crois, protégé au titre des Sites.
D’autre part, la dimension du monument et le fait qu’il comporte de la sculpture imposent que l’autorisation soit donnée par décret sur la proposition du Ministre de l’Intérieur, après avis de la Commission centrale des Monuments Commémoratifs constituée par décret du 16 janvier 16947.
Je vous rappelle qu’aucun commencement d’exécution ne peut être entrepris tant que le projet n’a pas été agrée par l’autorité compétente.
Je vous prie de me faire tenir par un prochain courrier, tous renseignements de nature à éclairer monsieur le Ministre 1190 . »’

Piqué au vif et sûrement vexé, le maire répond le 25 juin.

Grenoble a donc consciemment essayé, pendant quatre ans, de tourner les lois. Son envie d’honorer la mémoire de ses « glorieux morts » de 1939-1945 tenta de s’affirmer contre les trop strictes décisions du pouvoir central. Elle fut constante et mobilisa l’ingéniosité de plusieurs des plus hautes figures du Grenoble de cette époque. S’investissant autant qu’ils le firent, Andry-Farcy et Perroncelnotamment 1191 , objectivement aidés par deux maires et au moins un préfet, voulaient véritablement cristalliser la reconnaissance publique de la ville envers ses résistants.

Leur interprétation, notamment des deux circulaires d’avril 46 et d’avril 47 leur permettait, jusqu’en 1948, de garder espoir. Seulement, cette année-là, la loi les a rattrapés. Et à partir de cette date, le projet semble sombrer au fond des tiroirs du comité...

Notes
1183.

Voir en annexe n° XXIX en quoi consiste ce projet.

1184.

PV de la Commission plénière du 6 août 1947, rédigé par M. Collomb-Rame ; AMG, 2 H 361.

1185.

Noter encore une fois la dénomination, la plus large possible.

1186.

Précision portée sur la page de couverture du livret accompagnant la maquette.

1187.

C’est Perroncel qui donne ainsi le curriculum vitae du « chef du Bureau des Études de l’Architecture Municipale », dans son rapport du 11 novembre 1947, qui propose de transférer la maquette des Nouvelles Galeries au Hall d’Honneur de l’Hôtel de ville, afin de ne pas gêner la magasin pour « les étalages de Noël et du Nouvel An ».

1188.

AMG, 2 H 361 ; extrait du Registre des délibérations du Conseil municipal, 1947.

1189.

Farcy écrit au maire RPF Bally en décembre, afin de le conseiller dans sa tâche de constitution du Comité de patronage du projet, espérant obtenir d’Auriol – alors Président de la République – qu’il en accepte la présidence. Tablant sur un financement pour partie suisse, grâce à l’accueil réservé par Martin à la délégation helvète en visite dans le Vercors« l’été dernier », il lui enjoint de ne pas oublier le lieutenant-colonel Oudot« commandant la chefferie du Génie et dont dépendent les terrains et terrasse de l’emplacement prévu pour le monument », pas plus que son prédécesseur Martin, lui fournissant même un modèle pour mettre en place le Comité exécutif, calqué sur celui du monument de la Première Guerre mondiale... AMG, 2 H 361, lettres du 19 et du 20 décembre 1947.

1190.

Cette lettre reprend presque mot pour mot celle qu’a lui-même reçue le préfet le 10 juin du directeur de cabinet du ministre de l’Éducation nationale et qui comportait ce paragraphe supplémentaire : « […] Il arrive trop souvent qu’un commencement d’exécution engage sans autorisation des sommes importantes et que l’on argue ensuite du fait accompli. Pour éviter pareille surprise, je vous serais très obligé de vouloir bien me renseigner et de veiller personnellement à l’observation des prescriptions réglementaires. » ; AMG, ibidem.

1191.

Perroncel, l’architecte municipal, est « un véritable artiste, apprécié des résistants » nous disait Georges Bois-Sapin, qui le consulta beaucoup à cette époque, pour divers projets d’érection de monuments. Entrevue de décembre 1995.