D – 1948-1964 : Grenoble orphelin de son monument ?

En effet, à partir de cette remontrance étatique, et pendant vingt ans, on est surtout confronté à quelques échanges de correspondance qui marquent, çà et là, quelques velléités de reprises du projet. Mais l’enthousiasme de tous a été « douché » en juin 1948. La belle idée de 1947 est condamnée, définitivement semble-t-il.

Certes, Gilioli tente bien de la relancer en 1950. Il adresse ainsi au maire, le 2 juin, depuis son domicile parisien, une lettre simple, directe et émouvante jusque dans son style et son orthographe hésitants : ‘ « Je vous écris à propos du Monument dédié aux Victimes de la Guerre 1939-1945. J’ai montré les photos du projet à la Direction des Beaux-Arts, 55 rue Saint-Dominique. Il y a des possibilités que j’aie une subvention. Pour cette subvention, ils attendent une lettre de vous demandant cette subvention. Je vous serai reconnaissant de me faire savoir quand vous aurez écrit de façon à ce que je dépose mon dossier au ministère [...] ’ ‘ 1192 ’ ‘ . » ’ Le même jour, il écrit de manière officieuse à son ami Perroncel, pour lui demander d’appuyer sa demande auprès du maire ; sa courte missive se termine ainsi : ‘ « Si tu as quelque chose à faire à Grenoble, pense à moi ’ ‘ 1193 ’ ‘  » ’... Mais ses efforts ne sont suivis d’aucune décision concrète 1194 et pendant trois ans, plus personne ne parle de ce grand projet, qui semble devoir ne jamais aboutir 1195 .

C’est sous l’impulsion de Martin, de nouveau maire de Grenoble, qu’en 1954 (soit près de dix ans après les premières démarches !) on contacte un nouveau sculpteur. A Émile Gilioli, sans que l’on sache véritablement pour quelle raison, est préféré Claude Grange (peut-être parce qu’il est Président de l’Académie des beaux-arts, membre de l’Institut de France, et qu’il possède ainsi quelques entrées dont n’avait pas la chance de jouir Gilioli ?). Martin lui écrit le 18 janvier pour lui ‘ « demander de songer à ce projet [l’érection d’un Monument aux Morts de la Guerre de 1939-1945] après une visite de l’emplacement réservé au Monument futur ’ ‘ 1196 ’ ‘  » ’. Perroncel est dépêché à Paris en mai pour prendre contact avec le sculpteur, avec qui il a de longues et fructueuses conversations. Le rapport minutieux qu’il fait à Martin le 3 juin 1954 (intitulé d’ailleurs ‘ « Mémorial de la Guerre et de la Résistance 1939-1945 » ; souligné par nous) indique que ‘ « Monsieur Claude Grange ’ ‘ connaît maintenant l’historique de ce Mémorial » ’. Après avoir rappelé ‘ « le concours du sculpteur Gilioli, appelé seulement pour l’exécution [de la maquette du projet de 1947], qui a été rémunéré pour cette seule intervention, qui sait qu’il n’a rien à espérer après celle-ci et qui d’ailleurs, n’a jamais rien revendiqué ’ ‘ 1197 ’ ‘  » ’, l’architecte municipal indique au maire que Claude Grange est très honoré d’avoir été choisi et qu’il est prêt à partager le travail avec Gilioli, puisque ‘ « sous [sa direction], Gilioli pourrait étudier, indépendamment du grand sujet, les quatre bas reliefs qui accompagnent la composition et qui sont : le Maquisard, la Veuve, le Déporté, le Soldat des Forces Françaises Combattantes Libres ».

Le projet conserve la même structure et Gilioli reste donc « dans le coup », mais sur un mode mineur 1198 .

L’année 1955 marque un tournant essentiel. Le projet auquel on réfléchit n’est en effet plus celui d’un « Mémorial de la Résistance » ou d’un « Monument aux Morts de la dernière guerre ». Grenoble a reculé, et après dix ans d’affrontement, accepté de passer sous les fourches caudines de l’administration. Martin répond en effet aux bons vœux de Grange, le 25 janvier, en profitant de l’occasion pour lui écrire qu’il faut à présent travailler sur un projet ‘ « tenant compte du désir des Administrations d’honorer la mémoire des deux Guerres 1914-1918 et 1939-1945 ’ ‘ 1199 ’ ‘  » ’. A peine contrarié dans ses études par ce changement pourtant radical (« J’avais primitivement adressé déjà un projet à Monsieur Perroncel , mais sur le programme d’un monument à la Résistance 1200  »), Grange répond à Martin le 29 pour lui dire qu’il n’y a aucun problème : il s’empresse de réorienter son esquisse, en en changeant surtout la dénomination. Voici le projet qu’il adresse alors au docteur Martin

‘« Projet d’un Monument honorant la Mémoire des Morts des deux guerres-1914-1918-1939-1945.

Au pied du grand rocher de la Porte de France, serait aménagée une petite salle contenant les appareils électriques pour un éclairage puissant. En avant, cette salle serait fermée par une porte d’une architecture extrêmement simple portant dans sa partie médiane une ouverture haute et étroite qui laisserait voir la nuit un rayon lumineux marquant pour le passant le Monument du souvenir. Des gradins descendraient jusqu’au sol actuel.
A droite et à gauche de cette porte, deux murs de pierre fruste et sans décoration formant un enclos sacré. Sur la face intérieure de ces murs pourraient être gravés les noms des Morts de 1914-1918-1939-1945.
En avant de ces murs deux gros pylônes décorés de motifs symbolisant le souvenir et les sacrifices des Morts, seraient consacrés l’un à la guerre de 14-18, l’autre à celle de 39-45 et à toutes les victimes de la Résistance. »’

Sur la base de ce projet, les années 1955, 1956 et 1957 se passent en échanges de correspondance. En juin 1956 par exemple, Martin ose poser la question à Grange : ‘ « [...] Que penseriez-vous néanmoins d’un sujet plus simple [...] conduisant à une sorte de plate-forme peu élevée, pourvue d’une vasque susceptible de recevoir la flamme du souvenir, que l’on raviverait au cours de chaque cérémonie ? Sur les gradins seraient déposées les couronnes et les fleurs ’ ‘ 1201 ’ ‘ . » ’ Encore en octobre, il écrit au sculpteur (après lui avoir demandé s’il n’oubliait pas Grenoble dans une lettre du 1er août) pour l’informer que son projet de fin août est « à peu près irréalisable », pour des raisons techniques (impossible de creuser le roche), financières (le coût estimé de 50 millions de francs est trop élevé) et urbanistique (on doit construire à cet endroit une école et des immeubles d’habitation) 1202 . Grange ébauche deux nouveaux projets en 1957 qui, critiqués sévèrement par Welti, nouvel architecte en chef de la ville de Grenoble, plaisent cependant au Conseil municipal. Mais il tombe bientôt malade...

Enfin, le 23 décembre 1957, il adresse à Martin deux photos de la maquette sur laquelle il a travaillée (clichés que ne conservent malheureusement pas les Archives Municipales de Grenoble) : ‘ « [...] les motifs des sculptures représentent : le Devoir, la Résistance, le Vercors ’ ‘ , et le Sacrifice. La Statue, en avant, et en bronze, la Jeunesse et la Paix ’ ‘ 1203 ’ ‘  ».

A l’hiver 1958, Martin adresse ce qui semble bien être, en même temps que son ultime lettre à Grange, la dernière correspondance officielle à propos du « Mémorial » de Grenoble, cette « arlésienne commémorative ». Le maire de Grenoble est très pressé : ‘ « Le projet d’érection d’un Monument aux Morts de la Ville de Grenoble est, plus que jamais, au premier rang de nos préoccupations. Au mois de mars prochain, notre mandat prendra fin et nous sommes très désireux que le projet que nous avons étudié reçoive, dans le plus court délai, un commencement d’exécution [...] ’ ‘ 1204 ’ ‘ . » ’ Il adresse à Grange deux de ses collaborateurs, que celui-ci se dit heureux de recevoir dans son atelier d’Auteuil. Puis plus rien 1205 . Aucune trace d’un quelconque projet commémoratif, qu’il s’agisse de celui de Grange ou d’un autre. On passe à autre chose. La nouvelle municipalité ne semble pas reprendre le dossier là où l’a laissé l’équipe sortante.

C’est finalement en 1961 qu’on se résignera à accepter les décisions ministérielles, comme le prouve la lettre aux accents de déception certains que Charles Chassigneux dut se résoudre à écrire et à adresser au maire.

Et il faudra attendre 1964 pour que, par exemple, un monument aux martyrs s’élève enfin sur l’emplacement des charniers du Polygone. De nos jours, Grenoble n’a toujours pas son monument dédié aux « Morts de la Deuxième Guerre mondiale ».

Notes
1192.

AMG, 2 H 361.

1193.

Ibidem.

1194.

Perroncel lui répond le 13 juin, par une longue lettre très administrative que résume sa dernière phrase : « Lorsque j’aurai cumulé les renseignements que toi seul peut [sic] fournir et ceux que je suis en mesure d’établir, lorsque j’aurai résumé et obtenu un chiffre total quoique approximatif, je ferai la démarche que tu me demandes auprès de Monsieur le Maire et de Monsieur le Secrétaire Général de la Ville » ; ibid.

1195.

En novembre 1950, le maire reçoit encore le soutien de Charles Chassigneux, Président départemental de « l’Union Française des Associations de Combattants. Combattants de la Libération et Victimes des Deux Guerres » qui l’encourage à concentrer les efforts de la municipalité sur l’érection d’un seul monument.

1196.

AMG, 2 H 361.

1197.

Ibid.

1198.

Le rapport de Perroncel conclut : « Monsieur Claude Grange a donné une fois encore la preuve que cet artiste a un cœur généreux en aidant ceux qu’il appelle lui-même ses jeunes confrères »… Quelle condescendance envers l’auteur de l’Homme de douleur de Voreppe !

1199.

AMG, 2 H 36

1200.

Ibidem.

1201.

Non sans modérer la portée de ses « conseils » de néophyte en les nimbant d’une politesse prudente : « Je vous livre très librement notre pensée, en vous laissant toute latitude pour concevoir le parti le plus judicieux et le mieux adapté au lieu d’érection. Nous sommes évidemment des profanes ; nous connaissons par ailleurs toutes les ressources de votre talent et nous avons la conviction que le Monument aux Morts de Grenoble sera le plus original parmi les meilleurs. » Ibid.

1202.

Ibid.

1203.

Ibid.

1204.

Ibid.

1205.

Les archives officielles ne comportent après la réponse de Grange à Martin datée du 21 novembre plus trace d’aucun échange entre la Ville et le sculpteur.