La seule question qui vaille.

Reste que si la question de la visibilité est tranchée (ces monuments ne sont jamais détruits ; en revanche, on les déplace parfois 1228 ), celle de la lisibilité symbolique du monument et de son évolution dans le temps ne l’est pas encore. Ainsi, si en juillet 1947, ‘ « M. Mathieu ’ ‘ , du Maquis du Grésivaudan ’ ‘ , du Vercors ’ ‘ et Autres » n’hésite pas à écrire au maire, « en tant qu’ancien résistant actif [pour lui] signaler (dans le cas où [il] ne l’auriez pas remarqué) que le monument de notre ami Valois ’ ‘ (Héros de la Résistance grenobloise) dont nous connaissons la fin tragique, et celle-ci volontaire, de crainte de donner des noms de l’organisation ; n’a reçu pour la fête du 14 juillet 1947, ni fleurs, ni couronne, pas même un brin d’herbe ; naturellement complètement oublié, ni un drapeau, ni un ruban […] ’ ‘ 1229 ’ ‘  », ’ qui s’étonnerait de nos jours d’une telle absence ? Et surtout qui la déplorera demain, les résistants ayant bientôt tous disparu ?

Ces fragments de mémoire qui restent physiquement ancrés dans le paysage urbain grenoblois, qui le suturent en quelque sorte, sont-ils encore significatifs pour les Grenoblois 1230  ? Conservent-ils un impact ou sont-ils ignorés : pis, des lieux communs? C’est après tout la seule interrogation qui vaille. Elle commande, pour y répondre, d’entreprendre une enquête que des sociologues seraient sûrement plus à même que nous de mener. Jusqu’en 1964, on n’a guère trouvé trace d’une perte du sens des monuments commémoratifs, d’incompréhension de leur syntaxe. Même si de temps à autre, la presse se fait écho de quelques négligences, il semble que durant les vingt ans qui suivent la Libération, on sache pourquoi ils sont là. Leur langage formel peut bien parfois se démoder, il ne cesse pas pour autant de dire quelque chose. Et dans cette double décennie-là, ce message survit clairement, et aux circonstances historiques particulières qui ont motivé son incarnation monumentale, et au contexte socio-politique différent de ce long après-guerre. Pour les plus aboutis d’entre ces monuments, le message qu’ils illustrent formellement semble même se désengager historiquement pour mieux s’incarner dans une nouvelle dimension d’idéal atemporel. L’Homme de Douleur de Voreppe, sculpté par Gilioli, n’est-il pas de tous les temps ?

En vérité, quelle belle œuvre que celle-là, à la fois « butte témoin » et « balise mémorielle ». Les monuments de Gilioli sont des « permanences du monde », comme parlait Hannah Arendt 1231 , de grands nœuds d’espace et de matière qui aident le passé à circuler dans le présent et qui, nous reliant aux générations antérieures, inscrivent notre regard dans la longue et silencieuse durée de la mémoire collective. Dédiée primitivement à la Résistance française, situation historique elle aussi forcément datée, les événements du deuxième XXème siècle et la patine du temps ne l’ont-ils pas au bout du compte transformée en symbole d’une éternelle vigilance et en icône de toutes les résistances ? Quel « passant », de nos jours, s’il « se souvient » peut-être encore devant le monument, le suit-il dans son invitation au dépassement et à la transgression chronologique, en accepte-t-il l’actualité ? Et ce passant, s’il accepte cette invite, n’est-il pas ensuite ramené, dans un subtil et fatal écho mémoriel, à la séquence primordiale de la Deuxième Guerre mondiale, parce que celle-ci est tout à la fois la matrice et le symbole décidément indépassables des horreurs du siècle ?

Notes
1228.

C’est le cas du monument aux cheminots par exemple. Mais surtout de la colonne des déportés. Située initialement dans l’axe des grands boulevards grenoblois, elle est déplacée de plusieurs mètres, pour céder sa place à… la vasque olympique en 1968 ! A présent, la statue de Gilioli est à quelques mètres à peine du massif chasseur des Diables Bleus, dont la stature de bronze et les dimensions sont écrasantes.

1229.

Lettre du 18 juillet 1947, accompagnée d’un poème (voir annexe n° XXX) ; AMG, 1 M 901, « Monument O à W ».

1230.

« Le passant est exhorté à se souvenir. En vérité, se souvient-il ? Et de quoi ? », questionnent Serge Barcellini et Annette Wieviorka. In op. cit., p. 503.

1231.

Cité par Jean-Pierre Marchand, « Le temple et le tonneau », in Résister. Le prix du refus, Gérald Cahen (dir.), Paris, Autrement, série « Morales », n° 15, mars 19994, p. 81.