I – 1963-1966 : Grenoble veut son musée.

La précocité de la situation grenobloise est certaine : dès 1963, non seulement l’idée de la création d’un musée de la Résistance est dans « l’air », mais surtout on parvient à des résultats tangibles (tenue d’une multitude de réunions, constitution d’un Comité du musée et première exposition de documents). Mais précocité ne veut en l’occurrence pas dire primauté. Le musée de la Résistance qui verra officiellement le jour en 1966 n’est certainement pas le premier 1238 . Grenoble est en fait dans la moyenne chronologique, si ce n’est numérique.

En effet, les deux premières créations du musée de la Résistance (celui du Mont-Mouchet et celui de Joigny 1239 ), pour dater de 1946, n’en constitue pas moins des cas très à part. A l’autre extrémité temporelle, Marie-Hélène Joly rappelle ainsi que ‘ « les trois quarts des musées voient le jour après 1981, et plutôt après 1984. Les dates de commémoration (millésimes en 4 et 9) voient régulièrement l’éclosion de nouveaux musées, mais c’est 1984, avec la commémoration du quarantième anniversaire de la Libération, qui marque le signal de la grande fièvre des musées d’histoire de la Résistance. Cette vague de dix ans est encadrée par deux pics, l’un en 1984, l’autre en 1994 (qui correspondent aux deux dernières grandes commémorations du vivant des résistants) ’ ‘ 1240 ’ ‘  » ’. Le musée qui est créé à Grenoble est donc bien dans ce « quart environ 1241  » de musées qui se créent entre 1954 et 1979 et il prend place à côté d’importantes réalisations, comme le musée de l’Ordre de la Libération à Paris, celui de Besançon ou encore le Centre Jean Moulin à Bordeaux. Cette date n’est certainement pas un hasard car elle se situe au croisement de trois logiques, sans que l’on puisse cependant déterminer exactement laquelle des trois est la plus décisive.

La logique générationnelle (vingt ans ont passé et les anciens acteurs de la guerre sentent qu’il faut témoigner) se mêle à la logique commémorative. En amont, l’année 1963 (date de l’initiation du projet du musée), en aval 1966 (date de son inauguration officielle) : ces deux dates encadrent très exactement le vingtième anniversaire de la Libération. Profitant logiquement des avantages du calendrier, les initiateurs du projet ont su ingénieusement l’insérer dans le contexte d’une commémoration qui promettait évidemment d’être fastueuse.

La troisième logique à l’œuvre touche à la politique. De Gaulle est revenu au pouvoir depuis 1958. C’est lui le grand ordonnateur de ce vingtième anniversaire. On sait par ailleurs que les zélateurs de la mémoire gaulliste de la Seconde Guerre mondiale sont de farouches partisans de l’institutionnalisation de la mémoire de la Résistance (dès 1945 par exemple, Henri Frenay, le fondateur de Combat, alors ministre des Prisonniers, Déportés et Réfugiés, propose à de Gaulle de transformer le Mont-Valérien en un « mémorial de la Deuxième Guerre mondiale 1242  »). On a dit qu’à la même époque que se créait à Grenoble le musée de la Résistance, étaient fondés par exemple celui de l’Ordre de la Libération, ou le Centre Jean Moulin, deux exemples typiques de la façon dont les partisans de l’Homme du 18 juin entendaient organiser sa mémoire et l’incarner au cœur même de la nation, c’est-à-dire par le biais de lieux officiels à lui seul dédiés, au besoin par l’intermédiaire de ses proches collaborateurs. Surtout, « l’année-anniversaire 1964 » (qui correspond à la date de la rédaction et de l’adoption des statuts du musée de Grenoble) est marquée par la « panthéonisation » de Jean Moulin. Il n’est pas nécessaire de revenir ni sur le discours de Malraux, ni sur le déroulement de la cérémonie (qui est le point d’orgue de la version gaulliste de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance, en ce qu’il s’agit d’un essai de création, ou plutôt de confirmation, pratiquement au sens religieux du terme, d’une mémoire nationale unanimiste et étatisée de la Résistance), pour comprendre que le climat est à la célébration tous azimuts de la représentation gaulliste de la guerre. Et c’est bien dans ce contexte politique que naît le musée de Grenoble, sans que cela d’ailleurs ne paraisse devoir choquer les membres politiquement opposés à de Gaulle qui figurent dans le comité, et notamment les communistes. On trouve encore une fois là confirmation de ce que cette mémoire étatisée proposée par de Gaulle repose sur un consensus historique établi entre les gaulliste et le Parti communiste autour principalement de la figure fédérative de Moulin, qui incarne par-dessus tout la continuité de l’État, depuis le Front Populaire de 1936 jusqu’à la Libération populaire de 1944 1243 .

La présence de De Gaulle au pouvoir – et celle, relais, d’un maire gaulliste à Grenoble 1244 – rend donc pensable et possible la création du musée de la Résistance de Grenoble, la fondation de celui-ci étant en même temps un signe de la démultiplication des lieux et supports de la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale.

D’autant plus – et nous sommes déjà ici dans l’analyse de la vision, de la représentation plus ou moins consciente que les fondateurs du musée développaient de cette période – que le département est pour beaucoup presque consubstantiellemnt lié à la mémoire gaulliste de la Résistance. Jean Paquet écrivait ainsi récemment, de façon très révélatrice, que ‘ « cette spécificité du musée de Grenoble est à mettre en rapport, bien sûr, avec le rôle joué par Grenoble, l’Isère et les régions voisines dans le résistance [s]ymbolisée par la place des localités dans la région dans l’Ordre de la Libération ’ ‘ 1245 ’ ‘  ».

Notes
1238.

Aujourd’hui encore, ne parvenant pas à se défaire d’une vision « concurrentielle » de l’histoire ni à se désengager par le haut des « enjeux de mémoires », certain responsable de l’Association des Amis du musée se trompe quand il laisse supposer que Grenoble fut la première ville de France à se doter d’un musée de la Résistance (« C’est l’un des plus anciens de France, le plus ancien peut-être [...] », écrit Jean Paquet, « Le musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère. 1963-1993 », in Évocations, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1993-94, p. 52-72). Croyant peut-être pouvoir se prévaloir ainsi de titres d’antériorité dont on se demande à quoi ils peuvent être utiles de nos jours, même si à l’époque de la création du musée, ceux qui y furent directement intéressés revendiquaient cette première place (l’Inspecteur d’Académie parlait en janvier 1963 de « constituer ainsi le premier musée de la Résistance et de l’Occupation » ; in rapport des Renseignements Généraux n° 2922, daté du 8 juin 1963 ; ADI, 4332 W 180, « musée de la Résistance. 1963-1966 »), cette personne-là, sûrement involontairement, est donc doublement anachronique.

1239.

Sur ce musée, on peut lire ce que son muséographe actuel, le plasticien Alain Auger, dit de la transformation récente qu’il a subie ; « Le musée de la Résistance de Joigny : problèmes de présentation », in Résistants et Résistance, op. cit., p. 235-240.

1240.

Ibidem, p. 179-180.

1241.

Ibid.,même page.

1242.

Henri Frenay, La nuit finira. Mémoires de Résistance. 1940-1945, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 549.

1243.

Sur ces aspects, voir Jean-Yves Boursier, « Les enjeux politiques des “musées de la Résistance”. Multiplicité des lieux », in op. cit., p. 293

1244.

Qui – il s’agit d’Albert Michallon – ne semble cependant pas s’investir outre mesure dans la réalisation de ce musée. Il ne figure même pas dans la liste des membres du Comité ; cf. infra.

1245.

Jean Paquet, art. cité, p. 51.