La Résistance deux ans après.

La Résistance est en soi un phénomène historique complexe, d’autant plus difficile à cerner et à étudier qu’il se survit en quelque sorte à lui-même, excédant très largement la période de la guerre pour continuer de posséder une actualité et une trajectoire propres bien après la défaite de Vichy ou la Capitulation du Reich. Dans le temps d’une génération ou à peu près (1940-1964) – et à très gros traits –, le terme recouvre successivement trois réalités légèrement différentes, qui, s’imbriquant sans s’ajuster parfaitement, brouillent encore un peu plus sa définition.

Terme générique à la pratique vertu englobante, il désigne durant le conflit l’ensemble des attitudes (parfois très différentes dans leurs motivations profondes comme dans leurs modalités d’action) de refus de l’occupation allemande et/ou de la Révolution nationale. Son chef à peu près incontesté est le général de Gaulle, là-bas à Londres, puis en terre française mais pas en métropole, à Alger.

A partir de la fin de l’été 1944, la Résistance est une notion un peu abstraite qui, gagnant en autonomie historique par rapport à la guerre dans sa dimension « militaire », s’accroît d’un volet nettement politique (notamment par l’entremise du CNR et des CDLN). Elle espère surtout en sa légitimité morale et sa force « révolutionnaire » pour exercer le pouvoir. Là encore, le général de Gaulle, liant parfaitement son histoire personnelle à celle de la nation, joue un rôle primordial, qui réussit à convaincre les Français, y compris ses futurs adversaires politiques les plus virulents, de l’utilité essentielle de croire dans les mythes qu’il entend personnellement incarner, frôlant dès lors la confiscation 1321 (« mythe résistancialiste », « mythe de la Guerre de Trente ans », puis celui de l’amalgame, etc.). La Résistance, ce n’est alors plus seulement l’agrégat de tous les résistants, c’est devenu une idée politique à propos de laquelle on s’apprête à faire de la politique.

Enfin, depuis le départ du pouvoir de De Gaulle en janvier 1946 jusqu’à nos jours, elle est un vaste héritage, une mémoire au sens large du terme, qui fut brièvement commune à toutes les composants du phénomène « Résistance » juste après l’événement et à laquelle puisent ceux qui pensent y avoir intérêt. Cet usage du passé n’est pas uniquement motivé par la politique et les élections. Il affecte parfois, on l’a vu (cf. supra, « Appropriation et instrumentalisation : la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale comme première ressource idéologique (1944-1946) ») l’identité même des groupes qui s’en réclament, en constituant l’épine dorsale idéologique, morale ou culturelle. Combien d’existences individuelles auront ainsi été à jamais marquées par leur participation à cette grande cause, qui ne cesseront de s’y référer comme leur nœud de mémoire personnel vital ?

Cependant, de tentatives d’appropriation en volontés d’hégémonie, les tiraillements et les concurrences sont trop puissants pour ne pas faire voler en éclats une mémoire qui ne put rester indivise. Voici par exemple comment Les Allobroges rend compte du célèbre discours prononcé par de Gaulle à Bruneval fin mars 1947 – et on ne lit là qu’un parmi les plus modérés de ces multiples exemples que l’époque fournit d’affrontements de mémoire sans concession.

‘« A Bruneval, de Gaulle pose la première pierre du monument aux morts [...]. Mais cette manifestation a été en réalité l’occasion pour le général de Gaulle de rassembler ses amis. De Larminat, Palewski, Thierry d’Argenlieu, Soustelle (ex-chef de la D.G.E.R.) est ses partisans. L’agence France-Presse signale, en effet, que des milliers de voitures étaient arrêtées sur les routes menant au hameau et que des embouteillages formidables eurent lieu à chaque carrefour.
Après avoir remis douze croix de la Libération et procédé à la pose de la première pierre du monument aux morts de Bruneval, le général de Gaulle prononça un discours dans lequel il exalta tout d’abord le mérite des hommes de la Résistance. Il rappelle le rôle joué par les F.F.I. entre le 5 juin et le 30 septembre 1944.
Il stigmatise ensuite toute tentative de piller ce bien national qu’est la Résistance et les tentatives sacrilèges de se l’attribuer en tout ou partie. Mais lui-même prétend que la Résistance a commencé le 2 septembre 1939, ce qui est faire bon marché des efforts de tous ceux qui ne cessèrent de dénoncer dès 1933 et surtout au moment de Munich le danger incarné par Hitler et ses complices.
Enfin, de Gaulle assure qu’en juin 1940 la Résistance s’est réfugiée sur le sol anglais, dans l’action d’un groupe résolu, et c’est à la fois une exagération de l’action radiophonique du groupe de Londres et une méconnaissance partiale de l’attitude des patriotes demeurés en France.
Enfin, après avoir qualifié de jeux stériles le fonctionnement de nos institutions démocratiques, l’orateur a évoqué le jour qui va venir à la manière où un de La Rocque annonçait le Jour J devant des rassemblements motorisés qui ressemblaient beaucoup à ceux d’hier 1322 . »’

A Grenoble, la chronologie semble calquée sur le modèle que nous venons d’esquisser. La guerre et la Libération, on l’a dit (cf. supra), sont le temps d’une union mémorielle encore dynamique. L’après-guerre, à partir du début de l’année 1945, correspond, on s’en souvient, à la période où les deux camps qui vont le plus s’opposer, Gaullistes et Communistes, fourbissent leurs armes et mettent au point leur tactique d’identification totale et monopolistique à la Résistance. La séquence qui suit, à partir de l’année 1946 et surtout jusqu’en 1948, est logiquement celle de l’affrontement. Cependant, l’originalité de la situation grenobloise réside peut-être ailleurs que dans l’illustration locale de la pertinence d’un rythme national – même si cette manière de preuve par le bas est également signifiante et que nous commencerons par en constituer le dossier.

Ainsi, le fait le plus important parce que placé exactement à la charnière entre deux époques, est bien celui-ci qui fait connaître à Grenoble, en septembre 1948 , une situation, exemplaire à l’extrême, un cas d’école pratiquement, de la bataille politique qu’au nom de la mémoire de la Résistance, se livrent les partisans du général de Gaulle et ceux du Parti communiste. Faire l’histoire de cet épisode relativement peu connu permet d’étudier in vivo et à une échelle suffisamment réduite pour autoriser une analyse très concrète, la force, de nos jours difficilement imaginable, des conflits de mémoire, leurs axes de structuration et leurs implications. A cette date en effet, l’étiage des concurrences mémorielles est au plus haut. Mêlant plusieurs thématiques, solidaires en cela qu’elles renvoient systématiquement à deux lectures opposées de la Résistance, l’antagonisme se mue en haine et débouche sur des incidents d’une gravité exceptionnelle, on le verra.

Mais cette bataille de mémoire, pour violente qu’elle fut, resta isolée. Peut-on en conclure qu’à Grenoble, on est en présence d’une situation somme toute pacifiée, qui, après avoir évacué dans la violence son trop-plein de crispation mémorielle, trouve son équilibre… et passe à autre chose ?

De même, Grenoble ne semblant pas posséder sa propre périodicité mémorielle, on perçoit comme une dépendance (accrue du fait de son statut de ville malgré tout secondaire ?), une soumission, presque un suivisme, dans la manière dont se manifestent à partir de la fin des années quarante et selon une fréquence qui va en diminuant, les rejeux liés à la mémoire chahutée de la Résistance. Les événements qui viennent parfois perturber et remettre en jeu la mémoire de la Résistance se font effectivement entendre à Grenoble d’une façon assourdie, comme des échos d’échos en quelque sorte, dont il faudra mesurer à quels moments précis ils deviennent perceptibles.

Notes
1321.

« Le récit reste à écrire de la savante élimination de la Résistance intérieure par la Résistance de Londres et d’Alger . Il révélera comment le chef de la France Libre parvint à confisquer le capital de sacrifices, de souffrance et de dignité amassés par le peuple obscur des soldats de la nuit. Le dictionnaire gaulliste, imitant en cela le dictionnaire stalinien, a regratté les pages qui racontaient la véritable histoire de la lutte contre l’ennemi [...] », écrivait en 1969 François Mitterrand dans Ma part de vérité. De la rupture à l’unité, Paris, Fayard, 1969, p. 23.

1322.

Les Allobroges, 31 mars 1947, 1ère page.