C – « La Résistance ? C’est nous »

La troisième constante que partagent ces deux principaux adversaires de mémoire, immédiatement conséquente de celle que l’on vient d’étudier, est celle de la « dénégation/captation ». Refusant à l’autre le droit de se réclamer de la Résistance et surtout de clamer qu’il en est le seul et unique héritier légitime, on cherche à se présenter en retour comme le vrai continuateur de cette grande œuvre. Même le « discret » MRP participe de ce mouvement ; il est ainsi intéressant de noter le glissement volontaire de la notion de Résistance qui se lit dans l’article que reproduit Le Réveil en première page le 4 juin 1946 : ‘ « [...] Ce mouvement [le MRP], né dans la Résistance, a fait ses preuves au service de la liberté et il a su le 5 mai dernier entraîné la Nation au moment où elle risquait d’être précipitée dans l’aventure. Mais combattre le communisme, c’est bien autre chose qu’une éventuelle résistance à l’oppression [...] ’ ‘ 1337 ’ ‘ . » ’ Lors de la ‘ « réunion d’information organisée à Grenoble le 3 octobre (1947) par le R.P.F. ’ ‘ 1338 ’ ‘  » ’, les deux orateurs du parti gaulliste – il s’agit de Baumel et Urvanowitz – critiquent à la fois la politique gouvernementale et celle du Parti communiste. Et devant l’auditoire de 1 500 personnes dont les créditent les enquêteurs des Renseignements Généraux, ils réservent leurs mots les plus durs au parti de Thorez : ‘ « […] Il [Urvanowitz] a attaqué, ensuite, directement, le Parti communiste sur le plan de la Résistance, en affirmant qu’aucun parti n’a le droit de revendiquer les sacrifices qu’il a fait à cette époque […) ’ ‘ 1339 ’ ‘ . » ’ Encore en janvier 1949, quand le général Corniglion-Molinier vient présenter à Grenoble, au cinéma « Rex », le film d’André MalrauxEspoir 1340 , il ne peut s’empêcher de ‘ « […] reprocher aux Communistes d’avoir voulu monopoliser la résistance espagnole comme ils ont voulu monopoliser la résistance française […] » ’. La date relativement tardive de cette intervention prouve d’ailleurs que le RPF n’arrive pas à s’extirper des querelles de mémoire et ne varie pas d’un pouce dans sa tactique de décrédibilisation systématique de la Résistance communiste.

Évidemment, les communistes grenoblois réagissent à chacune de ces mises en cause, comme le montrent les propos tenus par Charles Tillon quand il rend visite à Grenoble le 13 avril 1947.

‘« Parlant à Grenoble,
Monsieur Charles Tillon fait le procès des hommes du « double jeu » et du pouvoir personnel.

Grenoble, 13 avril – Venant de Lyon où il participa à l’ouverture de la foire, Monsieur Charles Tillon, Ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, était aujourd’hui l’hôte de Grenoble.

Après une prise d’armes devant la préfecture de l’Isère, Monsieur Tillon s’est rendu au congrès départemental des anciens F.T.P.F.
Au cours d’une importante intervention, l’ancien chef d’état-major des F.T.P.F. retraça l’historique de la Résistance. Il mit l’accent sur les différentes conceptions de ce Temps. Celle qui était pour se battre et que pratiquaient les F.T.P.F. entraînant la Résistance intérieure et celle qui consistait à attendre tout des Alliés, sans se soucier de l’indépendance nationale, point de vue défendu et souventes fois imposé par ceux qui avaient émigré à Londres.
A ce sujet, Monsieur Charles Tillon rappela le télégramme du général de Gaulle qui ordonnait à la Résistance de ne plus tuer de soldats allemands, après que des patriotes eurent abattu des éléments de la Wehrmacht à Bordeaux, à Nantes et à Paris.
“Les gens qui n’avaient pas confiance dans le peuple de France à l’époque pour lutter contre l’occupant – ajoute Monsieur Tillon – n’ont également pas confiance dans les institutions républicaines qu’il s’est donné aujourd’hui. Ils se dressent ouvertement contre elles et s’engagent dans la voie factieuse.
Les adversaires d’hier les plus acharnés de la Résistance sont ceux actuellement qui soutiennent le plus les hommes et les mouvements dont l’objet est de substituer le pouvoir personnel à la démocratie. Il ne peut en être autrement quand l’épuration n’a pas été faite parce qu’elle a été freinée par ceux mêmes qui réclamaient des sanctions exemplaires contre les traîtres.”

L’homme des amnisties.
Monsieur Charles Tillon cite alors une anecdote : après Arcole, comme on demandait au général Bonaparte qu’elle était la raison de son succès, celui-ci répondit : c’est parce que je suis l’homme de toutes les amnisties. Évidemment, il s’agissait des amnisties concernant les royalistes, les réactionnaires de Thermidor et les prévaricateurs. Aujourd’hui, ce sont les vichyssois, les résistants du double jeu comme Hardy, les accapareurs des fonds de Londres qui sont amnistiés ou non poursuivis. Mais le but est toujours le même : la lutte contre la République.
“Le moment est trop grave, poursuit Monsieur Charles Tillon, pour que nous n’élevions pas le débat. Il faut avoir le courage de le dire, il y a deux résistances : celle des combattants de l’intérieur et de l’extérieur et qui avaient pour fin la reconnaissance de la France, et celle qui visait uniquement à une ambitieuse restauration en faveur des événements. Mais la démocratie l’emportera chez nous comme la paix se fera dans le monde contre les fauteurs de guerre.”
Et Monsieur Charles Tillon appelle en terminant à l’union de tous pour opposer le pouvoir commun au pouvoir personnel 1341 . »’

Ce qui frappe ici, c’est que, contrairement à ce que peuvent penser certains, par habitude intellectuelle sûrement, la virulence est très partagée. Elle n’est certainement pas l’apanage des communistes et se rencontre des deux côtés, comme en témoigne ce tract que le RPF fait diffuser – en même temps qu’il appose des affiches murales qui en reprennent le texte – dans tout le département de l’Isère, en novembre 1950 1342 .

LES COLLABORATEURS AU POTEAU

MAIS - Qu’est-ce qu’un collaborateur ?

- C’est celui qui soutient ou aide un pays étranger en guerre contre son pays.

Les communistes sont des collaborateurs et le gouvernement impuissant ou complice.

Contre la 5ème colonne, avec Charles de Gaulle, ADHEREZ AU RASSEMBLEMENT DU PEUPLE FRANÇAIS.

L’année 1947 est évidemment particulière. L’« Année terrible » est l’année de tous les dangers pour la Résistance.

En question : la capacité de cette dernière à survivre à une année charnière, parce qu’elle voit pour la première fois se placer face à face, sur des positions politiques partisanes radicalement opposées et concurrentes électoralement, les deux composantes majeures de la mémoire résistante nationale, CommunistescontreGaullistes.

En jeu : la domination locale de l’Union Départementale des organisations de Résistance de l’Isère, afin d’assurer une emprise totale sur la galaxie des anciens résistants et d’influencer ainsi la balance électorale.

En pratique : une tactique de « noyautage » et d’« infiltration » des associations les plus petites et les moins politisées, supposés être des membres influençables de l’Union, que mènent concomitamment les deux camps en présence et qui vise à faire basculer totalement d’un côté ou de l’autre l’ensemble de la Résistance « officielle » du département.

AMR et FNAR, PCF et RPF, sympathisants communistes et sympathisants gaullistes se mirent au miroir les uns des autres. Jusqu’à leur haine les rapproche. Pour les deux associations concurrentes, il n’est pas jusqu’à l’étiage de leurs adhérents qu’elles n’aient en commun. Mieux – ou pis, ou comble du paradoxe –, elles finissent par… fusionner !

‘« On sait que depuis le mois de février 19450, pour des raisons financières, la section de l l’Isère de la F.N.A.R. avait repris son autonomie vis-à-vis de son Comité National Directeur de Paris. Quant à l’A.M.R., privée petit à petit d’une partie de ses membres, ce groupement communisant n’avait plus aucune activité. A Grenoble, le 17 juin 1950 [...] une fusion a été réalisée entre les membres démissionnaires de la Fédération Nationale des Anciens de la Résistance et d’anciens adhérents de l’Amicale des Militants de la Résistance 1343 . »’

Ainsi vient de (re)naître sur le tard, unissant les farouches ennemis d’hier, puisque ‘ « l’Union Départementale des Organisations de Résistance de l’Isère, groupant toutes les organisations faisant partie de la Résistance Unie de l’Isère vient d’être officiellement constituée. Cette association qui rassemble des personnes venant de tous les horizons politiques se propose d’œuvrer dans le cadre de la légalité républicaine pour obtenir l’application du programme du C.N.R. ’ ‘ 1344 ’ ‘  ».

La « Résistance Unie de l’Isère » est créée qui est toujours active de nos jours.

Communistes et gaullistes sont en fait plus semblables que différents. Leur habileté à utiliser la passé pour tenter de monopoliser l’héritage moral de la Résistance, quel que soit le vecteur qu’elle emprunte (associations donc, journaux d’associations bien sûr 1345 , mais aussi conférences publiques, « tractage », etc.), est quasiment équivalente qui cherche avant tout à marquer un avantage sur le terrain politique. Leur tactique du dénigrement est identique. D’accord (ou à peu près) pendant la guerre pour taire leur différend, d’accord à la Libération pour entreprendre une vaste œuvre de mythification de la Résistance, ils sont à partir de la fin 1945 toujours d’accord pour se déchirer à son propos.

Et en septembre 1948, la déchirure se mue en une vilaine fracture.

Notes
1337.

Il s’agit d’un éditorial de Robert Lecourt, une des figures nationales du MRP puisqu’il sera le président de son groupe parlementaire dans la deuxième partie de l’année 1946. Souligné par nous.

1338.

Rapport des RG n° 6800, daté du 4 octobre 1947 ; ADI, 2696 W 146, « R.P.F. 1947-1960 ».

1339.

ADI, ibidem.

1340.

« […] à l’occasion des Élections Municipales », précise le rapport n° 248 du 22 janvier, établi par les RG ; ADI, ibid. Cf. infra pour une analyse des élections comme facteur de rejeu des fractures de mémoire.

1341.

Les Allobroges, numéro du 14 avril 1947, 1ère page.

1342.

ADI, ibid. Nous avons respecté au plus juste la graphie et la typographie de l’original, interdit à la photocopie.

1343.

Note RG n° 913 du 20 juin 1950, ADI, 2696 W 18, « Associations de résistance », pochette 10, « Groupement Résistance comprenant les démissionnaires de la FNAR ».

1344.

Note RG n° 916 du 21 juin 1950 ; ADI, ibidem, pochette 11, « Résistance Unie ».

1345.

Rafales pour la FNAR, qui, de bulletin intérieur de la FNAR de l’Isère, devient celui de la Fédération au niveau national, « grâce au travail de Nal  » dit le rapport n° 795 du 4 février 1947 ; ADI, 2797 W 92. Bulletin de liaison de l’Association des Militants de la Résistance, lequel devient un périodique trimestriel à partir de 1947. Nous avons pu consulter la collection à peu près complète de ces deux périodiques au MRDI.