A – De Gaulle: Sauveur ou Général factieux ?

Deux jours après ces sanglants affrontements, lors des obsèques de la victime, Robert Buisson, responsable communiste et vice-président du Conseil général de l’Isère, prend la parole. Il livre aux « trente mille patriotes présents » (10.000 selon la préfecture 1350 ) la vision communiste des rapports qu’entretiennent de Gaulle et Grenoble, leur fournissant ainsi une grille d’analyse qui leur sert de viatique mémoriel, grâce auquel ils peuvent revisiter une certaine version officielle de la Deuxième Guerre mondiale : ‘ « Deux fois de Gaulle ’ ‘ est venu à Grenoble. La première fois, comme chef du gouvernement provisoire, encore auréolé de sa légende surfaite de Premier Résistant de France ’ ‘ 1351 ’ ‘ . »

Le ton est donné. Tout le reste du discours est un virulent et efficace réquisitoire, longuement argumenté, contre de Gaulle. Buisson souligne ainsi dans sa philippique que dès le 5 novembre 1944, on pouvait sentir pointer sous l’enveloppe de l’Homme du 18 Juin, le véritable de Gaulle, avide uniquement de pouvoir et de gloire personnelle : ‘ « Ce jour-là, il n’a rien dit. Il a levé des mains vides. Il a seulement demandé au préfet de l’Isère “si Pétain ’ ‘ ’ ‘ avait été aussi bien reçu ? Autant acclamé ?”. Mais de cette réflexion, bizarre, personne n’a rien su. Et les Grenoblois ont rejoint paisiblement leur foyer avec une image de plus de ce général. »

C’est d’ailleurs cette image frauduleuse qu’un de Gaulle spécialiste de l’automythification sut proposer aux Grenoblois et le discours trompeur qui l’accompagne qui, selon le Parti communiste, firent de cette visite un succès 1352  : ‘ « Beaucoup de Grenoblois étaient avec le général de Gaulle parce qu’il se disait le rénovateur de la démocratie et de la liberté. Voilà pour le de Gaulle de la première manière, de Gaulle ’ ‘ et la Résistance, et sa première visite à Grenoble. »

Puis le responsable communiste se fait ironiquement nostalgique, quand il demande ‘ « à Monsieur de Gaulle ’ ‘ ’ ‘ si, tout ce que nous écoutions jadis avec espérance et ferveur à la radio de Londres ’ ‘ n’était que mensonge ? »

On constate que Buisson remonte loin pour essayer de remodeler, en la « péjorant », l’image de « Monsieur de Gaulle » (rendu ainsi à l’anonymat, de Gaulle n’est plus le général chef de la Résistance, ni le chef du RPF : c’est un quidam qui fait de la politique...). Il cherche tout simplement à nier que les Grenoblois aient pu un jour sincèrement le soutenir. Le Réveil, dans son numéro du 20 septembre, se rappelle lui aussi de la première visite du « chef du gouvernement provisoire et libérateur du territoire », ainsi que de la remise officielle, à cette occasion, de la « croix de la Libération à Grenoble la Résistante ». ‘ « Ce jour-là, poursuit-il, les Grenoblois enthousiastes, depuis le militant de base du Parti communiste, jusqu’au vichyste converti, saluaient en lui le premier Résistant de France » ’. La différence de traitement est patente ; le journal MRP, opposé évidemment électoralement au RPF, établissant d’emblée la distinction entre les deux versants (l’un historique, l’autre strictement politique) du personnage de De Gaulle.

Le but suprême des communistes grenoblois est au contraire de déconsidérer l’action résistante de De Gaulle. En ce sens, Le Travailleur Alpin du 11 septembre 1948 titrait déjà, une semaine avant sa venue : ‘ « Contre l’escroquerie à la Résistance que constitue la tournée de propagande du R.P.F., les Résistants et les républicains manifesteront leur réprobation lors de la venue de De Gaulle ’ ‘ . »

Car priver le général de sa légende serait lui ôter beaucoup de ses chances d’accéder au pouvoir. La tactique des communistes grenoblois est donc double. En même temps qu’ils tentent de démolir une idole, ils cherchent à relancer et à redynamiser le sentiment résistant chez les Grenoblois, pour qu’ainsi, enfin éclairés sur le « mensonge de De Gaulle 1353  », ces derniers jugent insupportable l’idée d’apporter leur soutien à quelqu’un qui n’aurait été, au bout du compte, qu’un imposteur.

Le Travailleur Alpin, devenu hebdomadaire en mars 1948 1354 et Les Allobroges s’érigent alors en porte-parole et en gardiens vigilants de la mémoire de la Résistance locale. Ils exaltent le proche passé de Grenoble en matière de Résistance, distinguant en chaque citoyen grenoblois un ancien résistant qui n’a pas oublié ce pour quoi il a combattu, doublé d’un véritable Républicain resté fidèle à ses engagements.

Réagissant aux brutalités des « nervis noirs de De Gaulle 1355  », « Grenoble la Résistante reste fidèle à sa tradition », peut ainsi clamer André Dufour, député communiste. Dans le même sens, après le passage de De Gaulle, Buisson clame fièrement la continuité résistante de Grenoble.

‘« Nous autres, patriotes de Grenoble la Résistante, disons que si Monsieur Vincent Auriola besoin de citoyens pour défendre la Liberté et la République, il a pu voir qu’ici, le peuple sera toujours debout et qu’il sera toujours au service de la démocratie. Voilà la grande leçon qui se dégage : Grenoble la Résistante vit toujours [...] et si la terreur nazie n’a pas fait plier Grenoble, ce ne sont pas quelques pâles voyous sortis des bas-fonds qui pouvaient faire reculer les combattants du Vercorset de toute la lutte clandestine. »’

Notes
1350.

ADI, 52 M 41, « Visite du Général de Gaulle. Cérémonies avec diverses personnalités. 1944-1949 »

1351.

C’est nous qui soulignons.

1352.

Louis Bonnaure, alors journaliste aux Allobroges, nous disait que le succès populaire de la visite de De Gaulle en novembre 1944 ne fut pas si important qu’on l’a souvent dit, et en tout cas moindre par rapport à celui de la visite de Pétain en mars 1941. Cette différence était due, pour Louis Bonnaure, à la peur qui retenait chez eux, encore en novembre 1944, beaucoup de Grenoblois. Entrevue du 21 juin 1991.

1353.

Selon l’expression de Monsieur Jarrand, Président de l’Amicale Départementale de l’Isère des Anciens Résistants du Front National et des FTPF ; entrevue du 17 janvier 1997.

1354.

Le Travailleur Alpin est devenu hebdomadaire en mars 1948. Il s’intitule désormais Le Travailleur Alpin-La voix des Alpes. Il n’a, selon Bernard Montergnole« pas supporté la juxtaposition de deux quotidiens défendant à quelques nuances près, les mêmes thèses et diffusant la même information » (ce second journal est bien sûr Les Allobroges) ; in op. cit., p. 118.

1355.

Louis Bonnaure, qui couvrit les événements pour Le Dauphiné Libéré, favorable à de Gaulle,nous disait que celui-ci n’aurait jamais dû s’entourer de gardes du corps noirs, parce que « ça choquait les Grenoblois »... Le service d’ordre de De Gaulle était de fait composé d’Africains (Bernard Montergnole parle de « Martiniquais domiciliés dans la région toulonnaise », in op. cit., p. 165), et si l’on parla alors de « garde prétorienne », de « nervis », de « milice privée », des dérapages racistes sont aussi à signaler, qu’on retrouve, exactement inversés, dans les tracts du RPF grenoblois, qui accusent les communistes d’être de mauvais Français. Mais le MRP aussi sait être violent ; voir annexe n° III.