B – La polémique vercorienne en toile de fond.

Pour démythifier de Gaulle et le faire choir de son piédestal, on rouvre aussi les dossiers brûlants. Ainsi, de la polémique sur la « tragédie » du Vercors. Le « drame » du Vercors restait en effet une plaie purulente dans la mémoire locale de la Deuxième Guerre mondiale, elle aussi instrumentalisée par l’un et l’autre camp et que l’on n’arrivait décidément pas à refermer, comme on le verra bientôt. La question centrale revenait à se demander si le plateau avait bénéficié de toute l’aide que pouvait lui apporter de Gaulle depuis Londres, puis depuis Alger, ou si, au contraire, les huit cents martyrs du Vercors avaient été sciemment sacrifiés. Et comme, avant l’étape de Grenoble, l’entourage RPF de De Gaulle avait laissé entendre que le général s’expliquerait définitivement sur cette affaire lors de sa venue à Grenoble, un climat particulier régnait dans la région.

Dans son numéro du 2 octobre, Le Travailleur Alpin s’empresse lui de lier les deux événements 1356 . Le titre de l’article qui paraît en première page est alors sans équivoque : ‘ « Nous avions raison : de Gaulle ’ ‘ a bien trahi le Vercors ’ ‘ . » ’ Aucun doute n’est donc plus possible pour les communistes, de Gaulle est bien plus qu’un imposteur, un traître : ‘ « des gens honnêtes, croyant encore au mythe de ’ ‘ De Gaulle, libérateur de la Patrie, attendaient une réponse. Il leur apparaissait impossible que de Gaulle n’apporte pas des explications [...]. De Gaulle est venu dans la capitale de la Résistance, et il n’a pas dit un mot sur la tragédie du Vercors ’ ‘ 1357 ’ ‘ . »

La conclusion, lapidaire, fuse : ‘ « Voilà sa condamnation. Rien, ni personne, ne pourra s’élever contre ce fait : nous avions raison – d’Alger ’ ‘ on pouvait aider les combattants du plateau devenu historique –, de Gaulle ’ ‘ s’y est refusé. De Gaulle ’ ‘ n’est qu’un général de guerre civile. » La visite de De Gaulle à Grenoble et les incidents qui l’ont émaillée semblent fonctionner comme une confirmation des accusations que depuis l’année précédente son ancien ministre, au temps du GPRF d’Alger, Fernand Grenier, ne cesse d’asséner contre lui (cf. infra, notre chapitre sur le Vercors). D’ailleurs, au tout début de l’année 1948, le député communiste a fait le déplacement de Grenoble, à l’occasion d’une conférence organisée par la ‘ « Section du Parti Communiste de Grenoble ’ ‘ 1358 ’ ‘  » ’. Il est venu faire état publiquement des griefs qu’il expose depuis l’automne 1947 dans Les Lettres françaises notamment : ‘ « [...] au cours de cette réunion, le député communiste Fernand Grenier a retracé la ’ ‘ ’ ‘ trahison du Vercors ’ ‘ ’ ‘ en dénonçant les responsabilités du général de Gaulle [...] ’ ‘ 1359 ’ ‘ . »

En fait, de Gaulle, loin d’ignorer la polémique, avait tenté d’y mettre un point final le matin même du 18 septembre, d’une manière trop « froide » pour ne pas paraître hautaine, voire méprisante. A Villard-de-Lans, il s’est en effet adressé à la population et aux Pionniers du Vercors, la puissante association des anciens combattants du plateau. Le Dauphiné Libéré du 20 septembre 1948, en zélé partisan du RPF gaulliste, se charge ainsi de rappeler les paroles de De Gaulle : ‘ « C’est avec une profonde émotion que je me trouve dans la capitale du glorieux Vercors ’ ‘ . Ce qui s’est passé ici fut capital au point de vue de la Résistance française. Le Vercors fut un ensemble de combats absolument caractéristiques et essentiels. Il n’y a qu’à mépriser les ignominies que certains veulent répandre en faisant de la démagogie avec nos morts. »

Cette explication peut à bon droit paraître un peu courte. Elle est cependant bien dans la manière gaullienne, toute de roideur, surtout pour sa dernière phrase. De Gaullene pensait en effet pas avoir à s’expliquer, et encore moins à se justifier...

Pour Le Réveil, c’est cependant suffisant puisque partout dans le Vercors, ‘ « où chaque croix blanche présente un haut-fait d’armes, une mort glorieuse, le général de Gaulle ’ ‘ ’ ‘ a accompli un émouvant pèlerinage ’ ‘ 1360 ’ ‘  ». Pour les démocrates-chrétiens du MRP, ‘ « on a voulu faire du Vercors une affaire politique et l’exploiter à des fins pas toujours très honnêtes. De Gaulle ’ ‘ a trahi le Vercors, ont clamé ses ennemis. La population du Vercors ’ ‘ était seule juge et seule avait le droit de juger. Elle l’a fait. Elle a acclamé le général de Gaulle comme il n’est pas possible d’acclamer quelqu’un qui aurait trahi » ’, rappelle leur journal.

Pour la rédaction du Réveil, il convient en effet encore une fois de faire la part des choses, entre le « général de Gaulle  »que l’on acclame unanimement parce qu’il est le libérateur, et « Charles de Gaulle », que l’on peut applaudir si l’on est de ses partisans, en tant que chef du RPF. Le chef de la Résistance et le Politique, s’ils se fondent dans une même personne, ne jouissent cependant pas des mêmes attributs. Chaque moitié doit être applaudie pour elle-même, et très indépendamment de l’autre, ce qui permet au passage au porte-parole du MRP de délivrer un « quitus » mémoriel au de Gaulle première manière.

Le Réveil, écrivant qu’‘ « on n’a pas le droit de contester son action passée et de minimiser le prestige proprement politique dont il jouit en cette fin d’année 1948 » ’, ne sait cependant pas très bien à quel de Gaulledonner la préférence. Spécifiant une première fois que dans le Vercors, ‘ « son voyage a remué les foules qui ont acclamé plus le chef du R.P.F. que le Premier Résistant de France » ’, il note un peu plus loin que, ‘ « à Grenoble, berceau de la Résistance, Compagnon de la Libération, plus que les cris spontanés de “De Gaulle ’ ‘ au pouvoir”, nous voulons souligner l’immense clameur, partie du fond du cœur d’une foule vibrante au passage du Libérateur ».

La situation devient néanmoins plus claire quand on apprend que les « quelque quinze mille personnes » qui se rendent au monument des Diables Bleus pour écouter de Gaullene se déplacent que pour entendre ‘ « le chef du R.P.F., dépouillé de tous ses titres de Résistant. Près du Diable Bleu de bronze, l’homme politique faisait enfin connaître le but essentiel de son voyage » ’. Ainsi dissipée cette ambiguïté fondamentale, les choses sont nettes pour Le Réveil, proche politiquement du MRP, alors opposé au RPF : le passé de résistant de De Gaulle est incontestable, il faut le considérer avec le respect qu’on doit à un acte presque sacré et aussi savoir reconnaître quand il marque des points sur le terrain politique. Le journal tient ensuite à préciser – notant « l’immense clameur qui se répercute lorsque le chef du R.P.F. s’adresse à la foule » – que le succès de De Gaulle n’est dû qu’à l’exposé de son programme politique. Il remarque même que de Gaulle a l’honnêteté de ne pas exciper de son glorieux passé pour faire la promotion de ses idées et de son programme proprement politiques. Surtout, le quotidien fait confiance aux lecteurs pour établir d’eux-mêmes la différence entre leur attachement affectif au général et un éventuel soutien objectif apporté à ses propositions électorales.

L’attitude du Parti communiste est évidemment – nous en avons déjà donné un aperçu – beaucoup plus tranchée. De Gaulle, non seulement est un traître, mais en plus, c’est carrément un « général factieux aux méthodes hitlériennes ». Le Travailleur Alpin pousse véritablement très loin la comparaison avec l’ennemi par excellence, Hitler. Cette analogie est évidemment frappante tout juste trois ans après la fin de la guerre, qui vaut pour une identification de l’adversaire d’aujourd’hui au repoussoir d’hier, incarnation individuelle du Mal absolu. Pour Buisson, qui s’exprime publiquement le jour des obsèques de Voitrin,« De Gaulle ’ ‘ , chef du R.P.F., est le général des factieux... Nous avons découvert qu’il était fasciste. Même attitude qu’Hitler ’ ‘ sur sa voiture, même parade spectaculaire et mêmes procédés de matraquage pour convaincre ».

De plus, à en croire la rédaction communiste, le corps de la victime des violences intervenues entre manifestants ce jour de septembre à Grenoble, est celui ‘ « d’un Français tué par d’autres Français, comme au temps de la milice et de la Waffen S.S. ’ ‘ 1361 ’ ‘  » ’ – ce qui contribue à élargir un peu plus le fossé entre Grenoble la Résistante et de Gaulle

Les Allobroges, lui, se permet même d’adresser une mise en garde en forme de pragmatique leçon d’histoire, à un de Gaulle tenté par l’aventure personnelle, le 20 septembre, dans un article intitulé « C’était hier l’anniversaire de Valmy  ». Puisant en effet son exemple dans l’histoire de la Révolution Française, le journal compare le destin de Dumouriezà celui de De Gaulle.

‘« C’était hier l’anniversaire de Valmyoù les soldats de la Première République vainquirent rois et princes coalisés, au cri de “vive la Nation” !
Un général, Dumouriez, s’y couvrit de gloire. Mais lorsqu’il voulut assurer sa fortune politique personnelle contre le sentiment de la Nation, il sombra rapidement dans le mépris des patriotes et finit misérablement dans l’exil.
Cet avertissement aussi, vaut pour Charles de Gaulle. »’

Notes
1356.

Paul Dreyfus nous disait qu’à son arrivée à Grenoble, il avait été frappé qu’« on ne parle jamais de deux choses : la tragédie du Vercors et la venue de De Gaulle en 1948 ». Entrevue du printemps 1993.

1357.

Souligné par la rédaction du journal.

1358.

Rapport des Renseignements Généraux n° 148, daté du 10 janvier 1948. La réunion a lieu la veille, « salle de l’A.P.P.S., rue de l’Ancien Champ de Mars  » ; ADI, 2696 W 146, « R.P.F. 1947-1960 ».

1359.

« et de M. Chavant , chef civil des Maquis du Vercors  », précise le même rapport des RG ; ADI, ibidem. Voir, en annexe n° IV, la reproduction intégrale de l’article que publie en deuxième page Les Allobroges du 13 novembre 1947, et dont les lignes permettent de mieux saisir les répercussions locales des mises en cause parisiennes de Grenier.

1360.

Le Réveil, numéro du 20 septembre 1948, consacré dans sa quasi totalité aux événements.

1361.

Le Travailleur Alpin, numéro du 20 septembre 1948.