6 – Le culte de la mémoire.

Enfin, il n’est évidemment pas question de laisser péricliter la mémoire de Lucien Voitrin, à présent qu’il est un martyr reconnu de la Résistance communiste. Se forme alors un « Comité de Défense des Victimes du 18 septembre 1948 », sous l’égide du Secours Populaire Français, qui œuvre notamment pour que l’on inscrive dans l’espace public grenoblois le souvenir des événements qui ont marqué la visite du général de Gaulle. Il se heurte cependant durement aux autorités, ne parvenant pas à faire entériner sa demande d’inauguration d’une plaque commémorative prévue pour le premier anniversaire de la mort de Voitrin (cf. supra, « La Pierre et les murs »).

Le Comité en est réduit à une rapide cérémonie commémorative à l’issue de laquelle une petite plaque de marbre a été fixée sur ‘ « un platane du boulevard Maréchal Lyautey ’ ‘ , face au terre-plein de la Place Paul Mistral ’ ‘ [...] malgré l’interdiction préfectorale ’ ‘ 1373 ’ ‘  » ’. Ce qui est intéressant, c’est de constater que la simple et sobre inscription lapidaire est libellée comme beaucoup de celles qui rappellent dans le département le souvenir des résistants morts pour libérer la France : ‘ « Ici est tombé le 18 septembre 1948, le F.T.P. Lucien Voitrin ’ ‘  ». ’ Si Voitrin est clairement identifié à un soldat de l’armée de l’ombre, en opposition, ceux qui l’ont tué, c’est-à-dire de Gaulle, sont logiquement assimilés de facto aux forces de répression de l’occupant et de Vichy. Il s’agit donc bien, dans l’esprit de ceux qui gèrent et promeuvent son souvenir, que la mort de Voitrin fasse figure pour l’opinion publique d’ultime confrontation entre les forces de la Résistance et celles de la Collaboration. Le radical renversement mémoriel opéré autour de cet épisode permet alors toutes les relectures de l’histoire récente. Le Parti communiste grenoblois investit d’ailleurs beaucoup dans cette tactique, espérant, en disqualifiant ainsi à mots à peine couverts le chef de la Résistance, couper l’herbe sous le pied au chef du RPF. Il mobilise pour ce faire des personnalités importantes, mais ne parvient pas à attirer la foule, comme le rappelle cette belle pièce documentaire 1374 .

Les incidents du 18 septembre permirent ainsi au Parti communiste de rassembler les républicains grenoblois autour de la fidélité à la mémoire de la Résistance. Alors qu’ils n’avaient finalement que très peu à voir avec la Résistance, ces événements fournirent l’occasion aux communistes grenoblois de transférer leur opposition proprement politique à de Gaulleà un domaine à la fois plus large et surtout plus affectif. La subtile réfection du passé qu’ils proposent aux Grenoblois, dont la logique élabore autour de la figure de Lucien Voitrin, en six points très solidaires, une construction imparable, vise à instrumentaliser la mémoire de la Résistance à des fins d’abord politiques. Il semble que l’on atteint là un apogée. Cette confrontation de mémoire entre Gaullistes et Communistes grenoblois possède en effet une espèce de perfection classique, tant dans la posture dans laquelle sont figés les différents acteurs que dans la rhétorique qu’ils déploient 1375 , dans les discours d’auto-histoire concurrents qu’ils expérimentent. Ces éléments, on ne les retrouvera par la suite jamais aussi clairement à l’œuvre à Grenoble.

En même temps, cette séquence clôt un cycle, celui de la deuxième moitié des années quarante, pendant laquelle la mémoire unitaire de la Résistance s’est progressivement effilochée avant de céder sous les tensions contradictoires que les différentes tentatives de captation lui firent subir.

Il semble que la décennie cinquante (et dans une large mesure les années soixante) obéissent elles à une autre logique.

Notes
1373.

Procès-verbal n° 1137, établi par le Commissaire central de Grenoble, le 18 septembre 1949. La plaque sera enlevée par des inconnus dans la nuit du 27 au 28 novembre 1949, ce qui vaudra à la police grenobloise d’enregistrer un dépôt de plainte pour vol de la part du Comité... Le Chef de la sûreté écrit au Commissaire central le 16 décembre pour lui confier qu’« aucun indice permettant d’orienter l’enquête n’a été recueilli à ce jour ». Comment le croire ? Pièces consultées au MRDI. Voir annexe n° V.

1374.

Rapport du 18 septembre 1949 du Chef de la sûreté au Commissaire central de Grenoble. MRDI, ibidem.

1375.

Et dont un tract d’auto-jusrrification du RPF, apparemment collecté fin septembre 1948 par les Renseignements Généraux, nous donne un bel aperçu. Cf. annexe n° VI (MRDI, ibid.).