2 – La Résistance : quel héritage moral ?

Le deuxième questionnement qui fait référence à la période de la Résistance préoccupe cette fois-ci notamment le groupe des anciens résistants et surgit plus précisément au moment de la guerre d’Algérie. Il est au cœur de leur expérience et interroge les fondements de leur combat des années noires. La nouvelle République à laquelle leur lutte a donné le jour, les engagements démocratiques qu’elle dit respecter, peuvent-ils s’accommoder pour les hommes de la Résistance (lesquels sont de plus au pouvoir, leur « génération » peuplant tous les partis pendant la durée des « événements »), des pratiques de torture généralisées qu’on dénonce de plus en plus couramment à la fin des années cinquante ?

Certains, devant les indéniables similitudes entre le combat des partisans algériens et celui qu’eux-mêmes menaient une dizaine d’années seulement auparavant, disent publiquement leur déchirement moral et affectif. C’est par exemple la FNDIRP qui, lors de son XIe Congrès départemental qui se déroule le 13 mars 1960 à Saint-Martin-d’Hères 1379 , fournit un aperçu de ce que son discours de fond doit au réinvestissement toujours recommencé, de l’actualité par la mémoire de l’événement vécu ensemble. Quatre motions sont votées ce jour-là ; la dernière, qui s’intitule « Résolution sur l’Algérie », est très explicite : ‘ « […] Les Délégués des Anciens Déportés, Internés et Familles des Disparus de l’Association Départementale de la F.N.D.I.R.P. rappellent leur position constante concernant le douloureux problème algérien, position fondée sur leur expérience qui les oppose à la violence, aux tortures, à la guerre […] ’ ‘ 1380 ’ ‘ . » ’ Bien entendu, les réticences qui se disent là, même si elles ne sont finalement pas très nombreuses, sont majoritairement issues de la gauche grenobloise.

D’autres, en revanche, ne parviennent pas à transcender les habituels clivages politiques. Certaines associations invoquent même sciemment la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale pour justifier que la France doive maintenir ses positions en Algérie, quel que soit le prix à payer. Mais il faut noter qu’elles sont minoritaires, la plupart manifestant d’ailleurs une admiration sans borne pour l’armée 1381 . Leur action excède cependant la date du règlement du conflit. Ainsi, ce n’est qu’en mai 1963 qu’est créée à Grenoble une ‘ « section de l’Association des Anciens Combattants du Corps ’ ‘ Expéditionnaire Français en Italie ’ ‘ 1943-1944 ’ ‘ 1382 ’ ‘  ». ’ La correspondance du préfet nous apprend d’ailleurs que ‘ « cette association s’est donnée pour mission “de faire connaître l’ampleur du sacrifice des combattants ayant appartenu au C.E.F.” et d’assurer la défense de leurs intérêts matériels et moraux ’ ‘ 1383 ’ ‘  » ’, elle précise également que ses fondateurs sont tous des rapatriés d’Algérie 1384 . Certains sont très actifs dans des associations de défense des intérêts des rapatriés 1385 et entretiennent à loisir la confusion entre ces deux moments de l’histoire de France : la Deuxième Guerre Mondiale et la « guerre d’Algérie » 1386 .

Mais le conflit algérien a cette particularité (plus que l’indochinois, où la dimension idéologique – anti-communisme et guerre froide – obère les autres aspects) de brouiller les cartes. La ligne de partage politique n’est pas unanimement respectée. Quelques-uns savent s’affranchir et de l’influence de leur famille politique traditionnelle, et pour telle association d’Anciens Combattants, de leur fédération nationale pour, toujours au nom de ce qui les rend plus sensibles que la majorité de leurs concitoyens au conflit algérien, prendre des positions courageuses. Ainsi des sections iséroises de Rhin et Danube, qui manifestent entre 1959 et 1961 une attitude originale dans la manière d’autonomie contestataire qu’elles affichent vis-à-vis de leurs instances fédérales nationales, favorables à l’Algérie Française. La section de Vienne dès 1959 puis celle de Grenoble au début de 1961 se désolidarisent de la direction parisienne, qu’elles jugent trop ouvertement engagée et partisane à propos du problème algérien.

‘« [...] La section “Rhin et Danube” de Grenoble tient à préciser nettement sa position afin de dissiper toute équivoque. Conformément à nos statuts, elle s’interdit toute action à caractère politique. Son principal souci est de maintenir entre ses membres les liens de solidarité et de camaraderie contractés dans les épreuves subies en commun pour la défense de notre pays. Elle estime que les positions prises à l’échelon national visant le problème algérien son nettement politiques. Elle se désolidarise donc complètement sur ce point des vœux émis par les dirigeants nationaux du congrès national des 10 et 11 décembre 1960.
Elle exprime seulement son désir de voir la paix revenir dans les plus brefs délais en Algérie . Paix sans laquelle seraient vains les sacrifices consentis par tous les combattants dans un magnifique esprit d’abnégation et de devoir pour la défense des Libertés essentielles à tout individu. Elle fait confiance pour cela à la volonté de paix de notre nation traditionnellement libérale.
Cette volonté doit être traduite dans les faits par les chefs que nous nous sommes démocratiquement donnés. Il leur appartient à eux seuls d’examiner la solution la plus conforme aux intérêts de la France quel sue soient les sacrifices qu’elle puisse nous coûter encore 1387 . » ’

Et l’article qui paraît dans Le Dauphiné Libéré le 7 mai 1962, (« Rhin et Danube symbole d’union entend le demeurer dans sa mission d’amitié ») quelques mois après les accords d’Evian, illustre bien cette dialectique (propre aux associations d’Anciens Combattants lesquelles sont a priori apolitiques) parfois douloureuse à vivre, et qui consiste à demeurer fidèles à leur engagement premier de respect « pur et dur » de la mémoire, alors que c’est leur vision même du monde qui est remise en cause par l’actualité et qu’elles seraient tentées d’arguer de leur passé pour intervenir directement dans les débats contemporains 1388 .

Notes
1379.

« Commune suburbaine de Grenoble à municipalité communiste », précise joliment le rapport des RG établi ce jour-là ; ADI, 4332 W 180, pochette 1, « Fédération Nationale des Déportés, Internés, Résistants et Patriotes. 1959 à 1966 ».

1380.

ADI, ibidem.

1381.

Il faut noter que le Bulletin de l’Hirondelle. Organe de liaison entre les anciens du 6 ème B.C.A. et leur bataillon, quand il donne à des chasseurs engagés en Algérie, est parfois... « limite » : « Émotion nocturne. La veille, à cet endroit précis, 25 “fells” avaient pris quelque repos après un plantureux couscous [...]  », in numéro 45, 1er trimestre 1961, p. 11.

1382.

Lettre du préfet au Ministre de l’Intérieur, transmise le 20 mai 1963. ADI, 4332 W 51, pochette 5, « Association des Anciens Combattants Français en Italie. 1963-1966 ».

1383.

Ibidem.

1384.

« Maître Guidat Adrien, avocat au barreau de Grenoble ; rapatrié d’Algérie [...]. Ses principaux adjoints sont MM. Boujoua Ferhat, Général de Brigade en retraite qui s’est fixé à Grenoble en juin 1962 à son retour d’Algérie et Furet André , ancien maire de Duvivier (Algérie) [...] » ; ADI, ibid.

1385.

« Il est à noter que Maître Guidat est également membre du Conseil d’Administration de l’“Association Départementale d’Entraide des Français d’Algérie et de leurs Amis” » ; ADI, ibid.

1386.

La lettre que le préfet adresse au ministre de l’Intérieur le 20 mai 1963 est très clair sur ce point ; voir annexe n° VII pour son intégralité.

1387.

ADI, 4 332 W 51, pochette 6, « Rhin et Danube. 1961-1963 ».

1388.

Rhin et Danube « Grenoble », il y a fort à parier, doit fortement balancer entre pro et anti-Algérie Française..