B – La Déportation résistante en question.

On sait que, très rapidement, les anciens déportés se sont mis à « parler de politique » 1396 et qu’à Grenoble deux associations aux choix politiques différents se sont assez rapidement structurées et opposées (dès 1950, on va le voir). On verra plus avant dans notre étude – à propos de la Shoah et de sa représentation – que se noue autour de la Déportation un enjeu d’une autre nature que l’enjeu strictement politique, qui intéresse la nature même du phénomène et qui annonce de futurs et douloureux réajustements de mémoire. Mais le fait marquant sur lequel nous voulons insister ici, c’est qu’entre 1944 et 1964, la Déportation n’est pas dissociable de la Résistance. Quand une menace, de quelque nature qu’elle soit, pèse sur les anciens déportés, c’est la mémoire de la Résistance et les failles internes qui l’organisent qui rejouent. A vrai dire, les anciens déportés, qui, quand ils sont actifs, le sont tous au sein d’associations de déportés « politiques et Résistants », présentent souvent un front commun quand il s’agit de défendre leurs intérêts. Et c’est bien au nom de la mémoire globale de la Résistance au sein de laquelle ils ont combattu jusqu’à en être déportés, qu’ils interpellent alors leurs adversaires. Lequel est souvent l’Etat. En deux occasions notamment, les anciens déportés-résistants grenoblois s’estiment gravement lésés et réclament qu’on fasse l’effort de respecter leur double statut de résistant et de Déporté.

La première dans le temps, et aussi la plus féroce de ces oppositions, est également la plus constante. Elle concerne les revendications socio-économiques des anciens déportés. Ainsi, la première motion que vote le XIe Congrès départemental de la FNDIRP le 13 mars 1960 ressemble point à point à toutes celles qui furent approuvées les années précédentes. La résolution précise en effet – l’enchaînement logique de l’argumentation ainsi que le choix des mots sont là très révélateurs – que ‘ « les délégués des Anciens Déportés, Internés et Familles des Disparus de l’Association départementale de la F.N.D.I.R.P. [...] tiennent à rappeler, ainsi que le précisait notre dernier Congrès National, que le Droit à Reconnaissance, de même que le Droit à Réparations, trouvent leurs sources dans les sacrifices volontairement consentis dans la Résistance Nationale aux Nazis, aux Collaborateurs de Vichy ’ ‘ , et dans la gravité exceptionnelle et unique des préjudices de toute nature, subis par ceux et celles qui connurent l’Enfer des Prisons et des Camps Nazis et fascistes [...] ’ ‘ 1397 ’ ‘  » ’. On l’a compris : ouvrir des droits les plus conséquents possibles aux anciens déportés, c’est honorer la mémoire de la Résistance.

Tout aussi précoce mais s’achevant elle plus tôt, la querelle à propos de la reconnaissance officielle de la Déportation par l’octroi d’une Journée nationale du souvenir qui lui soit spécifiquement dédiée, obéit à la même logique. Jusqu’à ce qu’en 1954 ils obtiennent satisfaction, les demandes émanent de toutes les associations d’anciens déportés, quelle que soit leur couleur politique (auxquelles se joignent de nombreuses associations d’anciens résistants) et motivent leurs revendications par l’ampleur des sacrifices consentis par ces résistants qui, parce qu’ils furent déportés, sont peut-être encore plus résistants que leurs camarades.

Mais il arrive parfois que remontent à la surface de vives oppositions internes, qui minent la mémoire unitaire de la Déportation. A Grenoble, ce sont les répercussions de l’« Affaire David Rousset » qui vont déboucher sur la scission qui intervient au sein du monde des anciens déportés en 1950. Dès décembre 1949, l’antenne locale de la FNDIRP prend position pour condamner les « allégations » de David Rousset. Le texte qu’elle adresse à la presse est en soi un modèle puisqu’on y découvre imbriquées de manière très serrée toutes les lignes de fractures qui sous-tendent le monde des anciens déportés.

‘« Le Comité Directeur de l’Association Départementale de l’Isère, des Déportés, Internés, Résistants et Patriotes, a approuvé à l’unanimité la résolution du Bureau National de la FNDIRP condamnant la campagne de division et de calomnie de M. David Rousset, envers l’Union Soviétique. Le Comité Directeur estime que cette campagne ne peut avoir que de néfastes conséquences au moment précis où tant de tentatives sont conduites pour faire échapper l’Allemagne et la responsabilité des ses crimes. Regrette qu’un ancien déporté tente d’ébranler l’unité de notre Fédération et de la Résistance, en prenant la tête d’une croisade qui a aussi pour but de masquer les préparatifs d’un nouveau conflit mondial. Le Comité Directeur estime que M. David Rousset ferait mieux de se pencher sur la profonde misère qui règne parmi les anciens déportés français et les veuves et les orphelins de leurs camarades, dont les intérêts sont sacrifiés en conséquence de l’abandon par le gouvernement français des réparations dues par l’Allemagne. Réaffirmant leur reconnaissance indéfectible envers le peuple russe qui a puissamment aidé à leur libération des camps de la mort, les déportés de l’Isère, plus que tous autres attachés à la Paix, condamnent énergiquement l’initiative de M. David Rousset qui ne peut que nuire à la bonne entente entre tous les alliés.[...] 1398 . »’

Le mois suivant, la séparation s’amorce. Le 3 janvier, les Renseignements Généraux informent le préfet que ‘ « les “Déportés politiques Étudiants du Sanatorium des Étudiants de France” de Saint-Hilaire-du-Touvet viennent de voter une motion soutenant la thèse de M. David Rousset ’ ‘ , en ce qui concerne l’éventuelle formation d’une Commission de Contrôle, devant se rendre en U.R.S.S., pour établir si des camps de concentration existent dans ce pays ’ ‘ 1399 ’ ‘  » ’. Le 29, la section de l’Isère de la FNDIRP, qui compte à peu près 500 adhérents, ne parvient à en mobiliser que 50 pour la séance de renouvellement annuel de son bureau 1400 . Et malgré l’inauguration le 23 avril de la colonne des déportés, parc Paul Mistral, la séparation est définitivement consommée au début du mois puisqu’‘ « [...] un groupe de déportés mécontents de l’orientation politique prise par la F.N.D.I.R.P. ont démissionné. Ce groupe avait pris l’initiative de constituer une Amicale départementale de déportés et avait manifesté sa volonté de bannir toute politique de quelque tendance qu’elle soit. Cette Amicale qui a reçu le nom d’Association des Déportés, Internés et Familles de Disparus du Département de l’Isère groupe maintenant 80 membres. Jusqu’à présent elle était provisoirement administrée par une Commission de 11 membres. Elle vient de désigner son bureau définitif ’ ‘ 1401 ’ ‘  ».

Les anciens déportés grenoblois ne pouvaient pas faire l’économie de cette déchirure. L’« Affaire David Rousset » réactive trop de tensions et de contentieux qui couvaient depuis la Libération, même si elle intervient à un niveau qui dépasse largement les rivalités locales, pour qu’elle ne les atteigne pas plus ou moins directement 1402 . La fracture qui s’ouvre ainsi entre les deux associations en 1949-1950 ne se réduira pas pendant les quinze ans qui suivent, qui sont les plus durs de la « guerre froide ». Se tournant ostensiblement le dos, les deux groupements d’anciens « déportés-résistants » s’engluent dans les débats de leur temps, ne parvenant que très rarement à refaire leur union (s’ils ont des revendications en commun, chacun les exprime à cette époque de son côté). Leurs lectures historiques de la Résistance via leur expérience singulière de la Déportation servent des causes politiques ennemies. Et même si le climat va aller s’apaisant, ne restant pas pendant quinze ans à l’affrontement direct comme au plus fort de « l’Affaire Rousset », la mémoire grenobloise de la Résistance souffre de la désunion des déportés.

Notes
1396.

Lire Olivier Lalieu, La Déportation fragmentée. Les anciens déportés parlent de politique. 1945-1980, Paris, Éditions La Boutique de l’Histoire, 1994, 231 p.

1397.

ADI, 4332 W 180, première pochette, « Fédération Nationale des Déportés, Internés-Résistants et Patriotes. 1959 à 1966 ».

1398.

ADI, 2797 W 92, pochette 19, « F.N.D.I.R. ».

1399.

Rapport n° 19 du 3 janvier 1950 ; ADI, ibidem.

1400.

ADI, 2696 W 18, « Associations de Résistance », pochette 8, « F.N.D.I.R.P. ».

1401.

ADI, 2696 W 18, ibidem. L’amicale décide son rattachement à l’UNADIF (Union Nationale des Associations de Déportés, Internés et Familles de Disparus) le 21 octobre 1950. Elle groupe alors une centaine d’adhérents ; ADI, 2696 W 18, pochette 13, « U.N.A.D.I.F. ».

1402.

Sur ces répercussions dans la presse, lire la page très dense qu’y consacre Bernard Montergnole, op. cit., p.191.