C – Les élections de moins en moins.

La référence à la Résistance, lors des élections de l’après-guerre (quel que soit le type de scrutin) était explicite et systématique, on l’a dit. Mieux : elle était indispensable. Sa mémoire fournissait aux candidats, au moment où ils s’interrogeaient sur la meilleure façon d’influencer le choix des électeurs, une de leurs ressources privilégiées. Ce positionnement résistant perdure quelques années, notamment pour les deux partis qui se montrent les plus directement intéressés à la captation de son héritage : le PCF et le RPF 1403 . A partir du début des années 1950, on assiste à un changement de tactique, surtout sensible pour le RPF. Renonçant à tout interpréter à la seule aune de la Résistance parce que sur ce terrain il n’a pas su tenir à distance les communistes, le parti gaulliste préfère à présent travailler à une action plus classique auprès des groupes sociaux (paysans, ouvriers, etc.), qui vise tout simplement à les convaincre que son programme est le meilleur, adoptant ainsi cette attitude « de parti » qu’il dénonçait quand il la voyait à l’œuvre au sein des autres formations politiques.

Il est certain qu’à Grenoble, ce sont les retentissements autour des événements de septembre 1948 qui marquent ce changement de cap. Ainsi, après cet épisode central, on ne rencontre plus qu’en une seule occasion une vive altercation mémorielle entre le RPF et le PCF, quand l’hebdomadaire Le Travailleur Alpin, en avril 1951, reprend textuellement la comparaison entre de Gaulle et Hitler. Quelques tracts signés du RPF lui rétorquent alors que « Molotov , c’est Ribbentrop 1404  ». Mais c’est une escarmouche.

D’ailleurs, Grenoble a opposé un refus ferme et poli à de Gaulle dès 1951, alors que dans le reste du pays son parti opère une franche percée aux législatives. Dès le déroulement de la campagne électorale, on avait senti poindre la désaffection.

‘« Dans l’Isère, à Grenoble, le général de Gaulle a pris la parole le samedi 2 juin 1951 devant 1500 personnes environ [...]. Le discours du général de Gaulle a été moyennement applaudi. On ne peut pas dire que l’atmosphère générale ait été tellement chaleureuse. Elle a été courtoise sans plus [...]. Il n’apparaît pas que la visite du général de Gaulle puisse avoir des conséquences particulièrement heureuses pour le R.P.F. de l’Isère et contribue à augmenter le chiffre de ses voix. Le discours de M. Capitant n’a non plus provoqué aucun enthousiasme. Étant donnée la personnalité du général, on peut considérer que cette manifestation n’est pas un succès pour le R.P.F. local. Quant aux communistes, ils sont restés dans une prudente réserve, et une trentaine d’entre eux massés à une centaine de mètres du lieu de la réunion se sont contentés de huer et de siffler le général à son arrivée. Il n’y a pas eu d’incidents. En raison des incidents fâcheux du 18 septembre 1948 et pour en éviter le renouvellement, des mesures d’ordre sérieuses avaient été prises [...] 1405 . » ’

Est-ce le renoncement au recours tactique systématique à la mémoire de la Résistance qui explique localement le rapide déclin du RPF ? Septembre 1948 a-t-il marqué à ce point les esprits que dans la capitale des Alpes, la figure légendaire du « premier résistant de France » est totalement obérée par celle du chef d’un parti violent, qui servirait en outre de structure de recyclage politique aux anciens partisans du maréchal Pétain ? On peut être tenté de souscrire à cette analyse d’autant plus que les militants locaux du RPF ne semblent pas avoir retenu les leçons du proche passé et ne paraissent pas comprendre ce que leur renversement d’alliance mémorielle peut comporter d’électoralement dangereux dans une ville comme Grenoble : ‘ « A Grenoble le R.P.F. vient de faire imprimer le premier numéro d’un journal régional Le Rassemblement des Alpes [...]. Déjà en 1948, au lendemain de la visite du général de Gaulle ’ ‘ , une tentative de ce genre avait été lancée, mais L’espoir des Alpes n’avait jamais paru [...]. Un article titré : “Au-dessus des haines, une seule réalité : la France a besoin de tous ses fils” est destiné plus particulièrement aux anciens combattants qui ont suivi plus ou moins l’ex-Maréchal Pétain [...] ’ ‘ 1406 ’ ‘  ».

L’ensemble des partis politiques s’éloignent de la thématique résistante ; le Parti communiste grenoblois, après avoir triomphé du RPF, comme les autres 1407 . Les petites formations ne dérogent pas à ce mouvement général de désinvestissement d’une problématique en passe de devenir, électoralement en tout cas, obsolète. Certains sont même rangés à cette position depuis longtemps déjà. Quand la « Fédération de l’Isère et l’Union Démocratique Socialiste de la Résistance » est fondée, en juillet 1948, il est ainsi significatif de constater que, dans la courte notice biographique qui figure en face du nom des 15 membres de son comité directeur, jamais leur activité de Résistance n’est mentionnée 1408 . Et de fait, l’UDSR à Grenoble, ce n’est paradoxalement quasiment rien qui soit lié de près ou de loin à la Résistance, dans l’acception la plus large du terme. On est bien devant le même comportement qu’adopte le parti à l’échelle nationale, à savoir servir de force d’appoint électorale beaucoup plus que se structurer en un parti d’idées. La Résistance est en vérité absente de leur idéologie, elle-même difficile à définir 1409 . Tout comme elle ne se rencontre pas dans les programmes, propositions et manifestes du « Parti Républicain de la Liberté », des « Chrétiens Progressistes », de « Jeune République » 1410 , ou encore de ces groupuscules de la gauche la plus radicale qui par nature puisent ailleurs leurs modèles historiques et que sont l’« Action Socialiste et Révolutionnaire », le « Comité de Regroupement Révolutionnaire », le « Rassemblement Démocratique Révolutionnaire » 1411 . Ceux qui parmi les partis politiques parlent en fait le plus de la Résistance ? Ses ennemis, qui, des « Indépendants et Paysans » 1412 , jusqu’aux ultra-minoritaires mouvements nationalistes et d’extrême-droite groupés autour de « Réconciliation Française » 1413 , passent leur temps à la dénigrer, si ce n’est à l’insulter (cf. infra, « Les Malmémoires »).

En laissant, quand les circonstances le commandent, cette tâche et cette mission aux associations (cf. supra), qui peut dire si les partis politiques en tant que tels ont sciemment renouvelé leur programme, conscients que les temps changent (option la plus haute), définitivement renoncé à leurs engagements de fidélité aux propositions du CNR et donc « trahi » la Résistance (option la plus basse dans ce qu’elle signifie de renoncement objectif) ou bien choisi de cesser d’instrumentaliser « à hue et à dia » une séquence historique qu’ils ont épuisée, voire dévalorisée, à force de querelles et de conflits de mémoire et dont chacun attend à présent qu’elle revienne justement à l’Histoire, pour s’y reposer (option médiane, qui ferait crédit d’un certain sens de l’histoire aux partis politiques) ?

A consulter les « littératures » (journaux, tracts et affiches électoraux, comptes rendus de réunions publiques et privées, etc.) 1414 de la fin des années quarante, de la décennie cinquante et du début des années soixante, on est frappé du rapide déclin que subit la référence à la Deuxième Guerre mondiale et à la Résistance. Il s’agit à notre avis d’un mouvement d’ensemble de désinvestissement global de cette thématique d’instrumentalisation du passé. Partagé notamment par les deux composantes politiques majeures qui animent la vie publique grenobloise, ce désengagement mémoriel ne signifie pas que cesse tout recours à la mémoire de la Résistance, mais plutôt que ceux-ci s’espacent. Ce ne sont plus eux qui structurent de manière prioritaire la vie politique locale. Les références politiques intéressées à la mémoire de la Résistance, après « l’affaire Voitrin », marquent nettement le pas, tant en fréquence qu’en virulence.

Mieux : on peut se demander si, alors qu’elle avait implosé à force de tensions contraires, la mémoire de la Résistance ne va-t-elle pas connaître une période d’accalmie telle qu’elle finit par se recomposer une image d’unité, au moins publiquement, comme le suggèrent par exemple les retrouvailles FNDIRP/UNADIF, célébrées au milieu des années 1950 ?

Notes
1403.

Pour les deux autres principaux partis (MRP et SFIO), on se souvient que leur choix est d’emblée celui d’un retour à la normale, au jeu politique classique (cf. supra).

1404.

ADI, 2696 W 146, « R.P.F. 1947-1960 ».

1405.

Encore et toujours le souvenir des événements de septembre... A tel point que trois ans après, pour cette nouvelle réunion, le préfet et le secrétaire général étaient même sur place pour diriger personnellement le service d’ordre… ADI, ibidem.

1406.

ADI, ibid.

1407.

ADI, 157 J, « PC ».

1408.

Lettre d’information adressée par le « Comité directeur de l’U.D.S.R. » au préfet de l’Isère, le 8 juillet 1948. Le Président de l’arrondissement de l’U.D.S.R. de Grenoble est Marius Bally, maire RPF de Grenoble. ADI, 2696 W 51, pochette 2, « Union Démocratique et Sociale[sic] de la Résistance. 1946-1959 ».

1409.

Lire sur cet aspect les propos pleins d’amertume de René Pleven, fondateur plein d’illusion de l’UDSR interrogé par Olivier Wieviorka près de cinquante ans après cette création. Olivier Wieviorka, Nous entrerons dans la carrière. De la Résistance à l’exercice du pouvoir, Paris, Le Seuil, collection « XXème siècle », 1994, p. 283-284 notamment.

1410.

ADI, 2696 W 51, pochettes 1, 3 et 4. Chacune retrace l’activité de ces partis politiques de 1946 à 1959.

1411.

Ces derniers, tout comme le « Parti Anarchiste » grenoblois, développent une activité pour le moins réduite ; ADI, 2696 W 152, pochette 1, 2, 3 et 4.

1412.

ADI, 2696 W 150, pochette 1, « Indépendants et Paysans (1956-1960) ».

1413.

ADI, 2696 W 154, « Mouvements nationalistes. Mouvements d’extrême-droite ». Ce dossier contient notamment une très complète note de synthèse établie par les RG en janvier 1957.

1414.

Les ADI possèdent des dossiers bien constitués sur l’activité des partis politiques après-guerre.