D – La dialectique Union/divisions : paradoxe ou schizophrénie ?

Si, à Grenoble comme ailleurs, la Résistance échoue à se transformer en un mouvement politique unifié, c’est pour de multiples raisons (au premier rang desquelles interviennent évidemment les clivages idéologiques), dont il n’est pas question de dresser un inventaire exhaustif ici, parce que ce n’est pas directement notre propos. Simplement, il faut dire que, bien que l’évidence de la désunion politique entre résistants s’impose à tous et ce dès les élections d’octobre 1945 (la récurrence par la suite des contentieux et des crises de mémoire prenant indéniablement naissance dans cette courte séquence), on cherche en maintes occasions à préserver du mieux qu’on peut l’image d’une Résistance indissolublement unie.

On n’est là pas loin, pour le moins, du paradoxe. On exige beaucoup de l’opinion publique, qui doit saisir que passe entre la sphère de la politique la plus partisane (qui réclame, à intervalles réguliers, selon le rythme des élections, qu’on s’oppose nettement) et la galaxie mémorielle nourrie du recueillement des commémorations (dont on a vu qu’elles fournissent rarement l’occasion aux adversaires politiques de s’affronter), une ligne-frontière réelle mais ténue. Il n’est d’ailleurs pas certain que si elle aperçoit l’existence de cette séparation, malgré sa subtilité, elle n’en conclue pas moins à la « schizophrénie » du monde des anciens résistants, de cette petite « nation » qui a pour devise « Je me souviens » 1415 . D’autant plus que parfois, la perspective se renverse et que ce sont les anciens résistants qui interpellent les hommes politiques dont ils sont proches pour leur reprocher leur naïveté, brouillant encore un peu plus les pistes. Gageons en effet que beaucoup des lecteurs communistes du Travailleur Alpin durent être surpris en lisant dans leur hebdomadaire favori les attaques qu’Henry Duffourd, secrétaire départemental des anciens FTPF adresse aux dirigeants locaux du Parti, qu’il accuse d’« apolitisme » 1416 .

Il n’y a pas contradiction quand les mêmes hommes qui, alors qu’ils militent dans des associations d’anciens résistants ou déportés inféodées politiquement à des partis irrémédiablement adversaires, et qu’ils ne cessent de s’opposer parfois de manière très marquée, se retrouvent ensuite dans une même – et sûrement sincère – attitude de recueillement à l’occasion des Fêtes de la Libération de Grenoble, du 8 mai 1945 ou de la Journée de la Déportation. Pour eux en tout cas, il ne semble pas y avoir là de défaut logique. Le temps officiel du souvenir est trop rare pour pouvoir s’accommoder de l’expression de dissensions qu’on réserve au huis clos des réunions du « Comité de Coordination des Associations de Résistants de l’Isère » ou aux campagnes électorales.

D’ailleurs, ne retrouve-t-on pas très souvent côte à côte les anciens résistants et déportés, malgré leurs divergences, quand il s’agit de défendre leur essence même de résistant ou de Déporté ? Au bout du compte, ne sont-ils pas plus souvent associés que divisés ? Si l’on établit une rapide et double comptabilité des occasions d’union et des occurrences de divisions, le nombre des rejeux des oppositions de mémoire autour de la faille politique cède au total largement le pas aux moments où l’on tombe d’accord. A certaines époques, la mémoire de la Résistance grenobloise ne peut espérer échapper aux crises du temps, on l’a dit. Mais au quotidien, c’est un véritable modus vivendi 1417 qui oriente la vie des anciens résistants et déportés. Même s’ils ne le disent pas facilement, ils cohabitent volontiers, parce qu’ils partagent la plupart du temps les mêmes revendications. Ce phénomène de balancement constant entre tentation d’union et conservation de son quant-à-soi idéologique, cette position éminemment dialectique et difficile à tenir, reste vrai tout au long de la période que nous étudions, et est particulièrement sensible en trois occasions.

Notes
1415.

Comme le Québec...

1416.

ADI, 2696 W 18, « Associations de Résistance », pochette 9, « F.T.P.F., groupe Henri Barbusse ». D’après la note de renseignement n° 1258 du 18 septembre 1950, en effet, la critique est très virulente. Cf. annexe n° VIII.

1417.

Ainsi, quand la FNDIRP organise en novembre 1956 une séance cinématographique au Théâtre Municipal de Grenoble autour des projections de Nuit et Brouillard et de Route sanglante, les R.G. s’empressent de rassurer les autorités locales. La FNDIRP n’est pas d’humeur belliqueuse : « Comme il a été précisé, M. le Préfet de l’Isère, M. le Maire de Grenoble ainsi que les dirigeants de diverses organisations d’anciens combattants seront invités à ce “gala cinématographique”, commenté par un ancien déporté. Ce dernier a été invité par les dirigeants communistes de la F.N.D.I.R.P. de l’Isère à ne pas faire de commentaires politiques afin de ne pas indisposer les personnalités invitées et aussi pour maintenir de bonnes relations avec l’U.N.A.D.I.F. en particulier et les autres organisations d’anciens combattants ». En public, et quand la cause est d’importance (défendre la mémoire de la Déportation), on tait ses différences ; ADI, 2696 W 18, « Associations de Résistance », pochette 8, « F.N.D.I.R.P. ».