2 – Ensemble contre l’État.

Au nom de ce qui est finalement leur plus petit dénominateur commun, la mémoire des combats passés, les résistants et les déportés sont ensemble contre l’Etat. C’est une permanence somme toute logique quand il est question de revendications socio-économiques d’ordre catégoriel. Il est par ailleurs patent qu’à cette époque l’Etat profite du moindre manquement des associations à la règle statutaire de l’apolitisme pour sévir, et notamment contre celles qui sont les plus proches du Parti communiste. Ainsi, le 22 mai 1951, le préfet de l’Isère reçoit, en même temps que tous ses collègues, une circulaire (n°193) émanant du Président du Conseil-Ministre de l’Intérieur. La substance en est claire : il faut faire taire la trop remuante FNDIRP : « Bien que, statutairement, la F.N.D.I.R.P. ait pour but l’établissement et le développement des liens entre ses membres et la défense de leurs droits et de leurs revendications morales et matérielles, en fait cette association peut être considérée comme pratiquement inféodée au Parti Communiste, dont elle a reproduit bien souvent les mots d’ordre, notamment en ce qui concerne l’épuration et les mesures à prendre ’ ‘ ’ ‘ pour assurer l’indépendance et la sécurité de la France ’ ‘ ’ ‘ [...]. En lui accordant des subventions même versées à des sections locales, les Conseils Généraux ou Municipaux qui le font, ne peuvent donc invoquer, pour justifier leur vote, aucun intérêt de la collectivité départementale ou communale. Dès lors, vous aurez à refuser votre approbation à de telles subventions [...] ’ ‘ 1420 ’ ‘  ».

La constance de la critique exercée contre l’État est plus surprenante quand elle manifeste sa puissance et sa durée à propos des problèmes politiques.

Ainsi, quelle que soit leur préférence politique, les anciens résistants et déportés sont-ils unanimement d’accord pour témoigner la plus grande attention aux conditions de la renaissance allemande (notamment dans sa dimension militaire), mais aussi aux ratés de l’Epuration ou au sort que la justice fait à certains des leurs. Si à partir de 1954 (défaite de Dien Bien Phû, début des « événements » en Algérie, création de la Journée nationale de la Déportation), les conséquences directes de la guerre sur la vie politique française commencent à s’estomper, la référence mémorielle à cette séquence chronologique est permanente pendant la décennie cinquante. Elle atteint un point d’orgue quand s’ouvrent les débats à propos de la CED parce que, comme l’a bien diagnostiqué Jean-Pierre Rioux, il s’agit là d’‘ « une première réactivation brutale des douleurs refoulées depuis 1945 ’ ‘ 1421 ’ ‘  » ’ (même si l’on doit nuancer, pour le cas grenoblois, ce constat de primauté : le Vercors, Voitrin, etc., sont largement antérieurs).

A Grenoble, les associations d’anciens résistants et déportés se mobilisent sans faillir, comme partout en France. L’aile gauche du spectre du monde des anciens résistants est normalement la plus véhémente et cherche, dès 1950 1422 , à mobiliser ses adhérents autour de cette question centrale du réarmement allemand. Ainsi, à l’invitation de la « section départementale des FFI-FTPF », le général Joinville vient prononcer un discours pour clore le congrès annuel de cette association. Cependant, la ‘ « cinquantaine d’auditeurs [qui] étaient présents ’ ‘ 1423 ’ ‘  » ’ furent peut-être surpris du ton qu’employa, entre exhortation et admonestation, leur Secrétaire général, Henry Duffourd trois mois, après sa sortie de septembre 1950.

‘« Les objectifs que s’était fixé la Résistance sont bafoués. On réarme l’Allemagne, une nouvelle milice est créée, les collaborateurs sont amnistiés, la guerre fait rage au Vietnam et en Corée. [L’orateur a constaté que son] organisation a tendance à considérer la Résistance comme une chose morte, appartenant au passé et ceci explique la désaffection, le manque de vitalité de nos comités locaux 1424 . »’

Le mea culpa a peut-être des allures d’auto-critique, exercice un brin obligé, reste qu’il va loin, puisqu’il enjoint les congressistes à tout faire pour construire l’union : ‘ « L’Union de tous les résistants doit être notre préoccupation constante. Les raisons qui ont empêché les résistants de venir se joindre à l’organisation des anciens F.F.I.-F.T.P.F. [étaient] du sectarisme de notre part. Il faut savoir reconnaître nos erreurs et nous réussirons ’ ‘ 1425 ’ ‘ . » ’ Mieux, on prône, à propos cette fois d’un autre sujet que le danger de la résurgence du militarisme allemand, de s’ouvrir aux autres, y compris quand il s’agit d’une organisation très marquée à droite, gaulliste zélée et proche du RPF : ‘ « M. Duffourd ’ ‘ a fait adopter une motion présentée par 300 anciens de l’A.S. de Bourgoin ’ ‘ , et qui s’élève contre l’amnistie des collaborateurs et les poursuites exercées contre les Résistants ’ ‘ 1426 ’ ‘ . »

L’ensemble des travaux du Congrès est à l’avenant, illustrant au plus près cette étonnante dialectique Union/Divisions, oscillant sans cesse entre tactique du « Front Commun » et tentation de la récupération. Mais le moment crucial est bien quand le général Joinville explique aux délégués du Congrès pourquoi la Résistance n’est pas morte, pourquoi elle doit impérativement agir en cette fin d’année 1950 et comment elle doit procéder.

‘« Les accords du 10 septembre 1950, ont permis le réarmement de l’Allemagne. 10 divisions allemands sont en voie de se constituer. Le Général GUDERIAN est devenu le conseiller militaire des Américains. Les généraux nazis Von SCHOLTIZ, MANTEUFFEL, SCHEVERIN sont candidats à l’Etat-Major de Fontainebleau. Ils n’hésitent pas à demander que les divisions allemandes ainsi constituées, soient placées sous commandement allemand. Cela signifie que l’Allemagne recommencera ses agressions contre la Tchécoslovaquie, la Silésie, et revendiquera l’Alsace-Lorraine. D’après les plans des Anglo-Saxons, les divisions allemandes seront chargées de tenir les avant-postes permettant ainsi la retraite des troupes alliées. Les Allemands se retireront à leur tour, laissant la terre brûlée, comme ils l’ont fait en Union Soviétique. Il est donc prévu que le champ de bataille de demain sera l’Allemagne et la France. Le débarquement du matériel destiné à équiper les divisions allemandes se poursuit à une cadence accélérée à Bordeaux et à La Pallice, mis à la disposition des Américains par le Gouvernement Français. Ce matériel aurait pu être débarqué à Anvers ou à Hambourg, mais les Américains ont choisi les deux ports français parce qu’ils se trouvent plus éloignés du front. Les Anglo-Saxons font état de la nécessité de la guerre anti-bolchevique pour sauver la chrétienté. En 1943, les Allemands invitaient les jeunes Français à s’engager dans la L.V.F., se servant du même argument, alors que des milliers de chrétiens mouraient dans les camps de concentration nazis. L’apathie constatée dans de nombreuses sections est due à ce que les anciens de la Résistance ne sont pas suffisamment éclairés des dangers actuels. Il faut accueillir tous les résistants qui ont lutté les armes à la main, quelle que soit leur opinion politique. Les Français ne sont pas amis du désordre ; ils aiment l’ordre et la paix, mais non l’ordre et la paix des cimetières. Si les événements s’aggravaient, je suis certain que la Résistance se retrouverait unie comme en 1944. Pour sauver la paix, il importe de faire cesser nos querelles sur le plan intérieur ; il faut revenir à l’esprit et au programme du Conseil National de la Résistance. Le projet de création d’une milice composée de gendarmes, d’anciens fonctionnaires, n’est pas encore entré en application. Cela est du à ce que le Général CHOUTEAU pressenti pour le commandement de ces unités, aurait montré quelque réticence “à faire un travail de flic”. Nous sommes de la génération de ceux qui verront la République universelle. Les pessimistes et les sceptiques n’ont pas raison. La libération des peuples se fera, mais elle suivra un certain processus. Les anciens F.F.I. et F.T.P.F. n’ont pas à rentrer dans la clandestinité. D’ailleurs, qu’y feriez-vous ? Nous sommes les plus forts, il faut continuer à vivre au sein de la Nation. Il ne s’agit pas aujourd’hui de reprendre la mitraillette, mais de convaincre, de dire non, à l’emprise américaine. Lorsque toute la nation dira non, le Gouvernement à son tour cédera. Nous partons plus nombreux qu’en 1940, nous comptons davantage sur l’aide de la population, si nous devions reprendre la lutte contre l’envahisseur 1427 .’

Evidemment, si elles sont d’accord sur le fond, notamment au sujet de cette trilogie « Épuration/Justice/Allemagne », toutes les associations ne peuvent pas partager l’analyse historique (empreinte d’un optimisme nourri à la téléologie du matérialisme historique marxiste) du général Joinville. Une résolution est alors votée – à l’unanimité – par les congressistes, qui est destinée à porter leur credo à l’extérieur, sur un mode non pas mineur, mais politiquement moins marqué que le discours qu’on vient de lire.

‘« Les anciens F.F.I.-F.T.P.F. réunis le 3 décembre 1950 à Grenoble, appellent tous les résistants à s’unir comme sous l’occupation en dehors de toute considération d’opinion. Ils les invitent à cesser les querelles sur le plan intérieur et à revenir à l’esprit et au programme du C.N.R. et sur le plan extérieur, à revenir à l’esprit et au programme des grands accords internationaux, San Francisco, Yalta, Postdam. Les anciens F.F.I.-F.T.P.F. proclament leur volonté de paix dans la justice. Ils protestent contre l’amnistie des collaborateurs et anciens miliciens. Ils proclament leur indignation de constater :
1) que leurs anciens camarades de combat sont poursuivis injustement devant les Tribunaux.
2) que l’Allemagne est réarmée.
3) que le Gouvernement a l’intention d’organiser une nouvelle milice.
Ils s’engagent à s’aider fraternellement comme sous l’Occupation 1428 .’

Il ne servirait de rien de multiplier les exemples de ces mises en cause de l’Etat et de ses gouvernants par les résistants et déportés 1429 ni de feindre de croire que toute arrière-pensée partisane est à exclure de ces prises de positions 1430 . L’essentiel est de retenir qu’ils parviennent à s’entendre, au nom du respect et pour le respect de la mémoire de la Résistance, et à construire une plate-forme commune d’exigences concrètes.

Henry Rousso à propos de la CED, commentant l’analyse de Jean-Pierre Rioux citée plus haut, écrit justement que ‘ « c’est surtout l’une des premières batailles où le souvenir de l’Occupation sert de miroir déformant dans des combats qui ont de moins en moins de relation directe avec l’an quarante ’ ‘ 1431 ’ ‘  » ’. L’essentiel pour nous est de retenir qu’à Grenoble, cette « bataille de mémoire » fut bien menée dans l’unité.

Notes
1420.

ADI, 2696 W 18, pochette 8, « F.N.D.I.R.P. ».

1421.

Jean-Pierre Rioux, « L’opinion publique française et la C.E.D. : querelle partisane ou bataille de la mémoire ? », in Relations internationales, n° 37, printemps 1984, p. 37-53. Depuis le mois de mai 1952, la RFA est devenue un État souverain à part entière et le traité de la Communauté Européenne de Défense propose l’intégration de contingents nationaux venus de tous les pays d’Europe de l’Ouest au sein d’une armée « européenne ». A ce titre, le concours d’un contingent de la RFA est prévu. C’est ce qui pose question et comme, pour être appliqué, le traité signé à Paris doit être approuvé par l’Assemblée Nationale, les discussions autour de cette éventuelle ratification vont phagocyter toute la vie politique française, surtout qu’en leur sein, les partis ne sont pas forcément unis sur ce point.

1422.

Alors que le plus fort des débats sur la CED a lieu entre 1952 et 1954 ; cf. Jean-Pierre Rioux, art. cité.

1423.

Selon l’estimation des RG ; cf. note de renseignements n° 1623 du 4 décembre 1950 ; ADI, 2696 W 18, « Associations de Résistance », pochette 7, « Résistance. F.F.I.-F.T.P.F. ».

1424.

ADI, ibidem.

1425.

ADI, ibid.

1426.

ADI, ibid.

1427.

ADI, ibid.

1428.

ADI, ibid.

1429.

Des Pionniers du Vercors à l’AS, en passant par l’ANACR et l’UNADIF, Combat ou les Anciens de l’Oisans, tous signent pétitions et protestations.

1430.

Les gouvernements de la IVème République ne conviennent dans l’ensemble guère aux résistants et déportés grenoblois.

1431.

In Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, op. cit., page 76.