3 – Ensemble contre de Gaulle (ou le général, malédiction de la Résistance grenobloise).

De Gaulle , entre 1944 et 1964, fait cinq fois le déplacement de l’Isère et de Grenoble ¹⁴³² . L’histoire de ses relations avec la Capitale des Alpes mériterait d’être entreprise pour elle-même, tant les rapports qu’entretiennent l’homme et la ville sont orageux, on l’a dit ¹⁴³³ . Nous avons vu en effet qu’en 1944 s’était jouée une reconnaissance mutuelle qui servit d’assise mémorielle à Grenoble et qui tint lieu de caution politique à de Gaulle. En 1948, les affrontements sont si violents que Jean Lacouture n’hésite pas à dire que « ça a été le début du déclin du R.P.F . ¹⁴³⁴   » . En 1950 et en 1951, il est vrai que de Gaulle paye les conséquences de ce « septembre noir » quand il repasse par Grenoble, en tant que chef d’un RPF qui ne parvient pas à percer dans la région. Pour l’Isère et Grenoble, la stature du général de Gaulle ressemble à une malédiction ; son personnage est pour elle comme un point de douleur qui trahit l’existence d’une zone sensible. Il semble véritablement qu’ici plus qu’ailleurs, la Résistance s’accommode plutôt mal de son entreprise jamais démentie de captation monopolistique de la mémoire de la Résistance. Le Vercors (cf. infra ) et septembre 1948 sont des traductions de cette méfiance qu’à Grenoble les résistants développent à l’égard du « Sauveur ». Il semble même qu’on lui garde rancœur de la rédaction du texte de la citation de la Croix de la Libération, dont la justesse historique est contestée ¹⁴³⁵ .

En 1958, quand il accède de nouveau au pouvoir, la presse de gauche est d’emblée sur la défensive et fait immédiatement appel à la mémoire locale de la Résistance pour motiver ses réticences ¹⁴³⁶ . Et à lire l’article qui suit, on a l’impression très nette que rien n’a changé, dix ans après « septembre 1948 ». Les reproches sont les mêmes, les craintes identiques et le titre de l’article est déjà en soi révélateur : ‘ « Pour les mêmes raisons ’ ‘ ¹⁴³⁷ ’ ‘ . » ’

Les contentieux mémoriels sont trop nombreux pour qu’on fasse fête au général en 1960, quand, pour la première fois en tant que chef de l’Etat, il se rend à Grenoble. Et ce sont sûrement eux qui expliquent que Grenoble ne s’enthousiasme pas pour les cérémonies commémoratives de 1964, comme nous l’avons déjà dit (cf. supra, ‘ « Le rituel commémoratif grenoblois ou l’art de la mémoire ») ’ ‘ ¹⁴³⁸ ’ ‘ . ’

‘La Résistance, c’est un état d’esprit. Moi, j’ai toujours été résistant. Et pas que pendant la guerre.
Gustave Estadès ¹⁴³⁹ .’

La mémoire grenobloise de la Résistance apparaît donc entre 1946 et 1964 pour le moins ambivalente. Parfois elle est le terrain préféré d’affrontements virulents entre ceux qui s’en réclament pour mieux l’accaparer. D’autres fois, on y a au contraire recours comme au meilleur argument de rassemblement des anciens résistants, temporairement malheureusement divisés. Parfois elle divise, souvent elle unit.

Il serait abusif à notre sens de conclure que cette période là fut caractérisée par une constante bataille pour s’approprier le monopole de la mémoire de la Résistance. Il y eut certes des pics et de fortes poussées de fièvre, surtout dans les premiers temps de ce long après-guerre, parce que l’on vivait encore très directement et très concrètement, les conséquences de cet épisode. A mesure qu’on s’en éloigne, la relation et la dépendance à cette séquence sont forcément moins fortes. Son souvenir ressurgit alors, de temps à autre, pour fournir un arrière-plan de référence historique à l’explication de tel ou tel événement contemporain. Mais il n’est plus justement que cela, un arrière-plan, qui ne commande plus à l’histoire.

Sa mémoire et les recours constants qu’on y fait sont certes privilégiés parce que tous les acteurs d’importance y ont puisé, pour partie au moins, leur légitimité historique et politique contemporaine. L’opinion également est apte à saisir les parallèles et les chassés-croisés parce qu’elle sait bien qu’il s’agit là de la matrice de cette deuxième partie du siècle. La Résistance est donc devenue une valeur de référence politique et culturelle, d’identification aussi mais elle n’est plus, à partir de 1948-1949, une valeur de transformation.

En ce sens, les rappels et filiations à la mémoire de la Résistance que tous les démocrates français ont, presque « naturellement » pourrait-on dire, tendance à faire de nos jours quand ils s’opposent à l’extrême-droite nationaliste, ressortent d’une attitude qui obéit au même processus ¹⁴⁴⁰ . La mémoire de la Résistance est une source qui n’a pas tari, alors que la situation historique que le vocable identifie, dans toute sa singularité, est bel et bien passée. L’épisode conserve à Grenoble une double capacité d’identification a posteriori véritablement spectaculaire, à notre sens hors du commun dans l’histoire contemporaine française, dépassant sûrement la mémoire pourtant puissante de la Révolution de 1789, parce qu’il sert à la fois à décrypter des situations radicalement nouvelles et à affirmer, sur le très long terme, la permanence des valeurs qui ont structuré la communauté locale, une fidélité mémorielle en quelque sorte. La Résistance, à Grenoble cette fois-ci peut-être plus qu’ailleurs, réussit donc ce rare prodige, grâce au dynamisme de sa mémoire, de dépasser sa finitude événementielle, sinon historique, acquérant le statut d’élément fondateur essentiel de la vie du groupe, de première valeur de reconnaissance identitaire de la communauté, de référent politique et culturel éternellement actuel.