Chapitre II
Une « île en pleine terre » mémorielle : l’isolat du Vercors, lieu et enjeu de mémoire.

Roland sonne du cor ! C’est le temps des héros qui renaît au Vercors.
Aragon.

Le « Vercors , haut-lieu de France » 1441 ou la postérité légendaire d’un nom.

L’histoire du Vercors est faite et connue 1442 . Il ne s’agit donc ni de la (re)faire, ni même de la rappeler ici, mais bien, en situant notre interrogation au cœur de la triple problématique « lieu/enjeu/batailles de mémoire », d’évaluer les variations d’images d’un objet de mémoire à part, unique, d’un véritable « bloc de mémoire ».

Car parmi les rares noms qui possèdent la vertu, à leur seule énonciation, de renvoyer simultanément à la Deuxième Guerre mondiale, il en est un dont la puissance d’évocation est particulièrement forte. Au point que, à l’instar par exemple de Verdun, on pourrait penser que ces deux syllabes ont le pouvoir de concrétion symbolique nécessaire pour lui conférer le statut de ‘ « lieu de mémoire » ’ ‘ 1443 ’ ‘ . ’ La sonorité tonitruante du mot « Vercors » échappe en effet à la stricte nomenclature géographique pour résonner bien au-delà de la désignation d’un célèbre massif montagneux, poursuivant son chemin jusqu’au cœur de la mémoire nationale – et internationale ? – de la Deuxième Guerre mondiale 1444 , où son écho est au moins double puisqu’il est à la fois symbolique de l’action de la Résistance intérieure – dans sa dimension la plus engagée, c’est-à-dire le combat inégal mais efficace d’un maquis contre les troupes d’occupation –, mais aussi emblématique des horreurs de la guerre, les exactions commises par les soldats allemands en juillet 1944 comptant parmi les plus atroces qui soient.

C’est d’ailleurs là la première spécificité mémorielle du Vercors : être un double lieu de mémoire, du Combat et du Martyre. La force que conserve encore actuellement cette double vocation symbolique commande d’ailleurs d’en mesurer l’équilibre et les rythmes de structuration, afin de savoir si elle fonctionne à parité. Est-ce que le volet « Bir-Hakeim 1445  » est égal au volet « Oradour 1446  » dans les représentations qui se mettent en place après l’été 1944, ou un de ces deux versants l’emporte-t-il ; et dans cette hypothèse, à quelle période de la construction de l’image du Vercors cette prise d’avantage ou ce renversement se produisent-ils ? L’entreprise de monumentalisation artificielle du massif en « plateau-mémoire » intervient très tôt. Comme nous le confirmera l’analyse de deux parmi les vecteurs privilégiés de la mémoire « vercorienne » (la commémoration et la production éditoriale 1447 ), on a surtout soin d’en conserver l’unité symbolique, ce qui n’exclut évidemment pas les évolutions. Deux autres questions sont d’ailleurs immédiatement corollaires, que nous posons directement ici : la multiplicité des lieux du souvenir débouche-t-elle sur la construction d’un véritable lieu de mémoire ; n’est-ce pas la polémique qui, n’en finissant pas de le tirailler de toutes parts, assure au bout du compte au Vercors sa postérité mémorielle ?

Un deuxième aspect, important lui aussi, nous semble résider dans un paradoxe, dont nous devrons vérifier s’il possède une réalité locale : comment l’intervention d’acteurs de mémoire concurrents (quel que soit le niveau de concurrence, géographique, administratif, associatif) peut-elle aboutir à l’érection précoce du Vercors en un lieu de mémoire somme toute consensuel  ? Car, dans cette séquence chronologique encore une fois première (1944-1947), s’il y eut bien concurrence mémorielle (et si des divergences dans l’appréciation historique du « drame », de la « tragédie » du Vercors se firent immédiatement jour), on ne connut pas de réelle bataille de mémoires. Des manques et des lacunes, notamment du côté des acteurs officiels (on pense là à l’État) sont ainsi à signaler, comme on va le voir, mais aucun heurt grave au cours des années 1944/45/46.

Cependant, les affrontements existent déjà, potentiellement. Ils « couvent » en quelque sorte. Leur éclatement a lieu au cours de la période postérieure. Le grand public 1448 , local et national, connaît la polémique, ou plutôt, à défaut d’en saisir les enjeux profonds, sait qu’il y a « polémique » ; une « affaire Vercors » disent certains. L’intérêt pour nous ne réside évidemment pas à faire justice de cette ‘ « légende noire » ’ ‘ 1449 ’, mais bien à identifier dans un premier temps le surgissement de mémoires antagoniques qui, instrumentalisant l’histoire du Vercors, s’en constituent une arme de premier choix dans le contexte politique d’opposition radicale entre gaullistes et communistes. D’autant plus que les conflits de mémoire qui s’agitent autour du plateau le dépassent largement, au point d’en faire, à son corps défendant pourrait-on dire et par l’illustration stéréotypale qu’il offre des affrontements culturels de la « guerre froide », un « enjeu de mémoire » aux dimensions du monde, dont nous devrons repérer le climax (1947-1948) mais aussi les rejeux jusqu’à nos jours.

Notes
1441.

C’est le titre du livre de Pierre Tanant, paru à Grenoble, aux éditions Arthaud, en 1947 ; cf. infra pour une analyse critique de cet ouvrage. Le titre général de notre chapitre s’inspire lui de l’expression employée par Pierre Dalloz au moment où, au printemps 1941, il imagine ce qui allait devenir le « plan montagnards » : « Il y a là une sorte d’île en terre ferme, deux cantons de prairies protégés de tous côtés par une muraille de Chine. Les entrées en sont peu nombreuses, toujours taillées en plein roc. On pourrait les barrer, agir par surprise, lâcher sur la région des bataillons de parachutistes [...] » ; exposition (1999) du musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère, Dernières nouvelles des maquis de l’Isère.

1442.

Lire supra (« Adaptabilité d’un objet de recherche à l’échelle locale »), pour une mise au point à propos de l’historiographie du Vercors.

1443.

Il peut ainsi paraître étonnant, alors que Verdun a bien « droit » à sa notice, que le Vercors n’en possède pas dans l’entreprise de recension des « lieux de mémoire nationaux » – il est vrai non exhaustive – menée sous la direction de Pierre Nora.

1444.

« Le Vercors est, encore aujourd’hui, un nom qui impressionne » ; c’est par ces mots que Gilles Vergnon débute l’article qu’il consacre à « La construction de la mémoire du maquis du Vercors. Commémoration et historiographie », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°49, 1er mars 1997, p. 82-97. Cette étude (suivie d’autres, et notamment sa contribution au colloque de Saint-Denis, Résistance et résistants, « L’évolution des représentations du maquis du Vercors » ; ainsi que plus récemment, « Le Vercors, un maquis socialiste ? », in actes de la journée du 15 mai 1998 organisée à l’Assemblée Nationale par l’Office universitaire de recherche socialiste et la Société des amis de Léon Blum publiés sous le titre, Les socialistes en Résistance (1940-1944). Combats et débats, Paris, Seli Arslan, 1999, p. 153-162) est très fouillée et nous sera d’un constant secours, notamment pour la dernière partie de notre chapitre. Nous sommes reconnaissants à Gilles Vergnon des discussions que nous eûmes avec lui (lors de notre participation au colloque sus mentionné, mais également à l’occasion de l’écriture conjointe de l’article « Le Vercors, haut-lieu de France ou la postérité légendaire d’un maquis », pour la publication du musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère, Dernières nouvelles des maquis de l’Isère, p. 121-136, Grenoble, Éditions Cent Page, 1999) autour des problèmes que nous abordons ici.

1445.

Selon le mots qu’emploie Eugène Chavant, chef civil du Vercors, lors d’une conférence qu’il prononce le 6 février 1945 à Romans. Fonds privé Georges Martin.

1446.

Les Allobroges, 9 mars 1945, 1ère page.

1447.

La production cinématographique, mise à part la célèbre exception du film de Jean-Paul Le Chanois, déjà présenté – cf. supra, « Délimiter, pratiquer et maîtriser un corpus documentaire » – Au cœur de l’orage, qui sort sur les écrans en 1948, ne s’est guère préoccupée du Vercors. Pour l’aspect monumental, cf. supra, « La Pierre et les murs ».

1448.

Aucun des nombreux étudiants de première année de l’Institut d’Études Politiques de Grenoble que nous avons fait travailler sur ces dernières années sur ce sujet (dans le cadre d’un exposé intitulé « La tragédie du Vercors entre Histoire et Mémoire ») n’est ainsi passé à côté de la polémique de 1947.

1449.

D’autres l’ont fait, de manière définitive ; voir par exemple l’article de synthèse de Paul Dreyfus, « Les quatre secrets du maquis du Vercors », in L’Histoire, n°112, juin 1988, p. 8-16