Du plus local au plus global, les concurrences géographiques sont gigognes et s’articulent autour de trois « couples ».
Le premier, peut-être le plus fort car c’est celui qui a la plus forte résonance sur le terrain, c’est le couple « Grenoble/Plateau » 1450 . On a déjà dit que Grenoble, capitale mémorielle, capte à son profit la charge mémorielle de l’ensemble du département, et, au-delà, de la région Dauphiné. C’est particulièrement vrai à propos du Vercors, qui – situation inverse de la réalité topographique – semble vivre entre 1944 et 1947 à l’ombre de la grande ville de la plaine. Ainsi, l’un des principaux lieux du souvenir de la « tragédie » du Vercors, également original parce que situé à mi-chemin du versant « Bir-Hakeim » et du versant « Oradour », est-il ce monument des Fusillés du Cours Berriat, indéniablement situé « en bas ». On a déjà insisté plus haut sur son importance monumentale et sa précoce construction. Au cours des cérémonies commémoratives spécifiquement dédiées au Vercors, il est le point de ralliement et de départs des cortèges officiels 1451 , comme si l’on ne pouvait dissocier les deux ensembles, comme si, même a minima, le Vercors ne parvenait pas en ces premières années à s’autonomiser par rapport à Grenoble et devait lui payer son écot mémoriel.
Il est vrai que réciproquement, le cours Berriat est cher au cœur des inventeurs du Vercors. Et le cours Berriat, ce n’est pas Grenoble en son entier. Gilles Vergnon, dans une étude récente 1452 , rappelle ainsi fort justement que l’endroit où les fondateurs socialistes 1453 du maquis du Vercors tenaient leurs réunions, c’est ‘ « l’arrière salle de la pharmacie du docteur Martin ’ ‘ , 125 cours Berriat [dans ce quartier] bastion électoral de la gauche et centre de multiples réseaux de sociabilité » ’ . Avant lui, Pierre Dalloz avait déjà noté cette importance objective : ‘ « [...] le quartier Berriat [est ce] quartier populaire qui est à Grenoble ce que le quartier Saint-Antoine est à Paris ’ ‘ 1454 ’ ‘ . » ’ On sait depuis les travaux notamment de Suzanne Silvestre que la création du maquis du Vercors doit beaucoup à ce ‘ « micro-milieu appuyé sur un bâti préfabriqué par la politique et par le quartier ’ ‘ 1455 ’ ‘ » ’. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le tout premier monument d’importance élevé à la mémoire des combattants/fusillés du Vercors s’érige en son cœur même. C’est ce que résumait pour nous d’une formule on ne peut plus synthétique le docteur Georges Martin, fils du docteur Léon Martin : ‘ « Le Vercors, c’est Grenoble ’ ‘ 1456 ’ ‘ . » ’
Relativement informelle, cette relation hiérarchique « Grenoble/Plateau » est peut-être bien inconsciente pour beaucoup des acteurs de l’époque ; reste qu’elle est attestée par de nombreux indices, qui, même s’ils sont ténus, demeurent visibles jusqu’à nos jours 1457 .
Ainsi, tous ceux qui agissent pour bâtir le lieu de mémoire Vercors sont grenoblois. Le texte de la plaquette mise en vente en juillet 1946 au profit de la construction du « Mémorial du Vercors » le rappelle plusieurs fois, l’initiative est grenobloise, les chefs de projet, grenoblois : ‘ « les plans ont été dressés par M. Pierre Bouvier, architecte grenoblois, et il ne manque actuellement que les fonds nécessaires » ; « vos dons seront accueillis avec reconnaissance par le trésorier du Comité d’Érection du Mémorial du Vercors, M. Guillet ’ ‘ , 10 place Victor-Hugo, Grenoble ’ ‘ 1458 ’ ‘ . » ’ De même, très tôt, Grenoble dédie une de ses rues au Vercors, alors que la réciproque n’est pas vraie. Il n’est pas jusqu’au chef civil du Vercors, Eugène Chavant, qui, comble de paradoxe pourrait-on dire, ne soit honoré à Grenoble : le monument (et le parking !) qui est dédié à sa mémoire siégeant au milieu d’un de ces quartiers mémoriels résistants particulièrement denses (cf. supra, nos pages sur la toponymie urbaine).
Il ne faut toutefois pas exagérer l’importance de cette dépendance mémorielle du Vercors à Grenoble en « surinterprétant » ces quelques signes, les mêmes indices nous permettant d’ailleurs d’en relativiser la puissance. En effet, il n’est pas interdit de renverser l’analyse, en pensant qu’au contraire, en « descendant » jusqu’à Grenoble, en s’ancrant ainsi plusieurs fois au cœur de la ville, c’est le Vercors qui gagne du terrain mémoriel sur la capitale des Alpes. En reprenant l’exemple des fusillés du cours Berriat, on peut ainsi légitimement émettre l’hypothèse qu’il devient un lieu du souvenir propre au Vercors, mais « décentralisé » en quelque sorte. C’est ce que semble confirmer le chanoine Jacques Douillet quand il écrit à propos du tragique événement qui est à l’origine de cette érection : ‘ « [...] en dehors des combats, l’ennemi s’acharnait à exterminer les jeunes hommes. Et, la a veille même de la Libération, le 14 août, ce sont vingt jeunes gens du canton [de Valchevrière ’ ‘ ] dont dix-sept du Villard, qu’il massacra à Grenoble au cours Berriat ’ ‘ 1459 ’ ‘ . » ’
S’il s’agissait d’établir qui de Grenoble ou du Vercors l’emporte – alors qu’il est ici dans notre propos d’essayer d’évaluer le degré de subordination mémorielle du plateau à la ville – sur le strict plan de la reconnaissance mémorielle officielle, Grenoble ne prendrait pas forcément l’avantage : la capitale du Dauphiné est certes « Compagnon de la Libération », mais Vassieux-en-Vercors aussi. Rappelons au passage la place de choix de la région dans la hiérarchie gaulliste de l’honneur : deux communes « Compagnon de la Libération » donc, sur cinq au total, et trois médaillées de la Résistance, dont Saint-Nizier-du-Moucherotte, sur dix-sept pour l’ensemble du pays.
ADI, 2696 w 75, « Associations de Résistance ».
Gilles Vergnon, « Le Vercors, un maquis socialiste ? », art. cité, p. 154.
Léon Martin, célèbre figure politique grenobloise, Eugène Chavant, maire révoqué de Saint-Martin-d’Hères, Eugène Ferrafiat, garagiste et membre de la Commission exécutive de la section grenobloise de la SFIO, Paul Deshières, cheminot et syndicaliste socialiste se retrouvent au Café de la Rotonde, que tient Aimé Pupin, animateur de la FSGT avant 1940.
Pierre Dalloz, in Vérités sur le drame du Vercors, Paris, Fernand Lanore, 1978, p. 22.
Suzanne Silvestre, in « Les premiers pas de la Résistance dans l’Isère», article publié dans la Revue d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale en 1982 et repris in Chronique des Maquis de l’Isère. 1943-1944, réédition augmentée d’un appareil critique conséquent par Olivier Vallade et publiée par les Presses Universitaires de Grenoble, collection « Résistance », 1995, p. 424.
Nous continuons à travailler très régulièrement avec Georges Martin, digne héritier des valeurs humanistes de son père. Nous envisageons de publier conjointement une biographie de Paul Mistral, l’alter ego de Léon Martin, à laquelle Georges Martin a consacré dix ans de sa vie.
Le titre du colloque organisé par Pierre Bolle à l’Institut d’Études Politiques de Grenoble en 1975 n’est-il pas lui aussi révélateur de cette hiérarchie inconsciente qu’établissent beaucoup ? Grenoble et le Vercors . De la Résistance à la Libération, Lyon, La Manufacture, collection « L’histoire partagée », 1985, 338 p.
ADI, 2696 W 75. Voir annexe n° XI.
Chanoine Jacques Douillet, Valchevrière . Le chemin de Croix du Vercors, Paris, Éditions Prisma, 1950, sans pagination. Bibliothèque d’Étude et d’Information de Grenoble, V. 17668.