2 – Le Vercors est-il isérois ou drômois ?

En changeant de focale géographique et d’échelle, on change aussi de degré dans l’expression de la concurrence. Le deuxième « couple » se constitue au niveau départemental. Une compétition sourde s’amorce en effet entre l’Isère et la Drôme pour savoir lequel des deux départements détient le monopole de l’identité vercorienne. Géographiquement, il n’y a guère de doute : le Vercors est essentiellement drômois. Mais la participation de l’isérois pays des « Quatre montagnes » à la lutte commune, l’importance objective de Grenoble, plus grande ville de la région, et surtout la volonté nette manifestée par les responsables du maquis de s’implanter après-guerre à Grenoble se cumulent pour aboutir à une compétition parfois sévère. A travailler aux Archives Départementales de la Drôme et de l’Isère, on trouve maintes fois exprimée cette querelle et l’on pourrait en multiplier les exemples plus ou moins anecdotiques à l’envi. Ainsi, le très actif Syndicat d’Initiative grenoblois 1460 cherchant dans l’immédiat après-guerre à s’arroger, via le Comité Régional du tourisme de Grenoble, une manière de mainmise « touristique » sur le Vercors, s’attire-t-il une réplique plus qu’acide de la part du Syndicat d’initiative de Valence : ‘ « [...]le nom du Vercors, synonyme dans le monde entier de beauté naturelle et de grandeur morale, appartient au patrimoine touristique de la Drôme ’ ‘ 1461 ’ ‘ . »

Les officiels ont eux soin de ménager les susceptibilités locales. Voilà sans doute pourquoi, lors des cérémonies du 21 juillet 1946, trois cortèges officiels sont prévus, qui s’ébranlent tous à partir d’une des « capitales administratives » du Vercors pour rejoindre, sur le plateau, les « lieux du souvenir » : ‘ « [...] trois cortèges officiels, partant le premier de Grenoble à 08 heures 15, le second de Chabeuil ’ ‘ 1462 ’ ‘ à 08 heures 45, le troisième de Lyon ’ ‘ , se regrouperont en un seul aux Barraques-en-Vercors, vers 10 heures [...] » ’, précise le programme officiel des cérémonies 1463 . On ne peut guère rêver meilleure illustration de la volonté de consensus mémoriel ! Signalons d’ailleurs que jamais, même si le nom de Lyon est ici cité, la Capitale des Gaules ne participera véritablement à la compétition engagée entre l’Isère et la Drôme, la Capitale de la Résistance n’éprouvant elle guère de problème d’identité mémorielle et se suffisant à elle-même.

Reste que le premier point du programme des cérémonies du 21 juillet établit bien l’axe du rapport de force qui se met alors en place : ‘ « Les cérémonies du dimanche 21 revêtent l’aspect général d’un pèlerinage tournant autour des deux villages cruciaux de Saint-Nizier et de Vassieux ’ ‘ 1464 ’ ‘ . » ’ Il semble donc que la concurrence Isère/Drôme se réduise à celle de ces deux villages « cruciaux ».

Et c’est là, à ce moment précis, que l’Isère perd définitivement ses illusions. En effet, alors que Vassieux-en-Vercors est la destination principale du cortège rassemblé aux Barraques-en-Vercors où se déroule la cérémonie la plus importante, Saint-Nizier-du-Moucherotte est, a contrario, relégué au second rang, celui d’un « lieu du souvenir » exclusivement isérois. C’est-à-dire uniquement isérois. A la Drôme, l’exclusivité de la présence du ‘ « Ministre Yves Farge ’ ‘ , [de] Monsieur Ballaert ’ ‘ , [du] général Descour ’ ‘  », puis du « général de Lattre de Tassigny ’ ‘ arrivant de Lyon ’ ‘ 1465 ’ ‘  ». ’ Moins « fort » que Vassieux-en-Vercors, Saint-Nizier-du-Moucherotte n’a droit qu’à une cérémonie d’‘ « un quart d’heure, à 08 heures 45 » ’ ‘ 1466 ’, à laquelle seules assistent les ‘ « autorités civiles et militaires de l’Isère, ainsi que les Parisiens débarqués d’avions le 20 au soir, au terrain d’Eybens ’ ‘ 1467 ’ ‘  » ’. Ainsi minoré d’emblée, le « lieu du souvenir » isérois discrédite l’ensemble du département dans ces prétentions à capter dans son entier la charge mémorielle du Vercors.

La conclusion s’impose d’elle-même au chauvinisme isérois : il n’est que second au sein de cette hiérarchie géographique régionale 1468 . Et ce, malgré le penchant affirmé qu’affiche Eugène Chavant, chef de la puissante association des Pionniers du Vercors, pour la capitale des Alpes. De temps à autre, on peut repérer quelques retours de flamme de ce qui fut une très brève lutte d’influence. Ainsi, en 1949, ayant appris les débats houleux qui agitèrent la session de janvier de la Chambre régionale, à propos d’un vote de subvention que les Pionniers du Vercors réclament du Conseil général de la Drôme 1469 , le préfet de l’Isère se montre prudent face à la puissante association de Chavant et cherche en même temps à positionner son département au moins à la hauteur de son éternel concurrent : ‘ « [...] je crois devoir souligner que le conseil Général de la Drôme, à sa session de janvier 1949 , a voté à l’unanimité une subvention de 300 000 francs. L’Isère, tout comme la Drôme, qui a le glorieux privilège de comprendre le Vercors sur son territoire, se doit de montrer aux survivants qu’on n’oublie pas et, je pense que l’assemblée Départementale voudra bien voter une subvention aussi importante que possible [...] ’ ‘ 1470 ’ ‘ . »

Mais ce ne sont là que combats d’arrière-garde : le Vercors, combattant et martyr, c’est avant tout la Drôme 1471 .

Notes
1460.

Dont on sait qu’il est le plus ancien de France.

1461.

Archives Départementales de la Drôme (ADD) , 9 J 2.

1462.

L’aérodrome de Valence.

1463.

ADI, 2696 W 75, « Associations de Résistance », pochette 3 « Amicale des Pionniers Combattants Volontaires du Vercors ».

1464.

ADI, ibidem.

1465.

ADI, ibid.

1466.

Le cortège avait déjà assisté à une cérémonie d’un quart d’heure au monument des fusillés du Cours Berriat.

1467.

ADI, 2696 W 75. Les « Parisiens » en question sont sûrement des Grenoblois revenus expressément pour la cérémonie. Il n’y avait parmi eux en tout cas pas de figure d’envergure nationale.

1468.

Même si en 1947 le département de l’Isère fut heureux de constater que Saint-Nizier sut s’affirmer à son tour face à Vassieux (la presse titre ainsi sur l’inauguration par François Mitterrand du « Premier cimetière du Vercors  », le 27 juillet, au cours d’une journée éminemment chargée sur le plan commémoratif, comme le rappelle Les Allobroges dont le riche titre (« En présence de MM. Mitterand [sic] et André Dufour . Le premier cimetière du Vercors est inauguré à Saint-Nizier-du-Moucherotte ») insiste et sur la présence d’un député communiste aux cérémonies et sur la reconnaissance nationale du Vercors et sur l’antériorité mémorielle iséroise.

1469.

Cette subvention, qu’ils finiront par obtenir, est destinée à solder les importantes dépenses engagées par l’Amicale des Pionniers pour édifier les deux nécropoles de Saint-Nizier-du-Moucherotte et de Vassieux-en-Vercors ; ADI, 2696 W 75.

1470.

ADI, ibidem.

1471.

Ici, il nous semble qu’il faut nuancer l’analyse de Gilles Vergnon qui affirme que « l’identité vercorienne est spécifiquement drômoise », in Vingtième Siècle, art. cité, p. 97, note 2. L’adverbe « spécifiquement » nous semble abusif. « Principalement » peut-être, mieux, « premièrement », nous paraîtrait plus approprié. Sans s’attarder sur l’aspect que nous étudions ici, Gilles Vergnon cite à l’appui de son analyse un document intéressant. La motion votée par le Conseil municipal de Vassieux le 23 avril 1951 est on ne peut plus explicite : « Avant les événements de 1939-1945, aucune commune d’un canton limitrophe à celui du Vercors n’a jamais eu l’intention d’usurper sa dénomination [...]. Les motifs de la Résistance ne sont pas suffisants pour usurper un nom plus que millénaire [...] ». Voir en annexe XII les documents qu’il nous a fait parvenir par courrier électronique et qui illustrent les rivalités entre les deux départements, qui sont plus que des querelles de clochers.