B – L’État, grand ordonnateur et grand absent ?

Disons-le clairement, en ces années-là, l’État, c’est de Gaulle. Et la relation conflictuelle qui lie le général au Vercors commence très tôt. Non pas d’emblée dans l’affrontement, qui reste cantonné à une bataille de mémoire politique antagoniste qui éclate en 1947 1476 , mais dans l’ambiguïté. Tout le monde attend en fait de voir et d’entendre de Gaulle sur le plateau à la fin de la guerre. Mais celui-ci s’abstient. Et son absence, outre qu’elle résonne comme un camouflet, empêche la mémoire vercorienne d’accéder à la reconnaissance ultime que lui aurait conférée la visite du « Sauveur ».

On sait pourtant qu’en novembre 1944, de Gaulle entreprend de visiter les Alpes, libérées de trois mois. Le parcours suivi par le chef encore incontesté de la Résistance française s’apparente clairement à un processus d’autocélébration réciproque entre ‘ « les Alpes, cœur et redoute de la Résistante française » ’ et l’homme du 18 juin, ‘ « très grand, sobre de geste, sans autre décoration que l’insigne ’ ‘ ’ ‘ France Libre ’ ‘ ’ ‘ [...] : à l’image de la dignité française ’ ‘ 1477 ’ ‘  » ’. Digne en cela des sorties royales des temps modernes, on peut penser que son périple annule symboliquement celui que le maréchal Pétain, cherchant à s’attacher physiquement les populations de son royaume croupion, avait entrepris en mars 1941 1478 .

Les principales étapes sont soigneusement calculées : ‘ « La cour de la préfecture de Lyon ’ ‘ [où] nous voyons pour la première fois celui que nous avaient révélé, au temps de la clandestinité, de rares photographies, passionnément interrogées ’ ‘ 1479 ’ ‘  » ’, puis ‘ « Annecy ’ ‘ [...] atteinte à la nuit tombante », « Albertville ’ ‘ où le Général de Lattre de Tassigny ’ ‘ rejoint le cortège déjà composé de Monsieur Diethelm ’ ‘ , du Général Juin ’ ‘ , de Monsieur de Menthon ’ ‘ , de Monsieur Yves Farge ’ ‘  », « Chambéry ’ ‘  » et pour finir « Grenoble » ’. Deux autres arrêts spécifiques sont effectués par le cortège : le premier au « terrain [d’aviation] d’Ambérieu  », occasion manifeste de glorifier la renaissance de l’armée française, ce qui est aussi le but du voyage de De Gaulle ; le second « au cimetière de Morette , dans un cirque de rocher, [où] soixante-dix tertres sous les sapins recouvrent soixante-dix braves tombés aux Glières 1480  ».

On comprend là la double entorse faite à la mémoire vercorienne, avide de reconnaissance officielle. Non seulement de Gaulle, qui honore de sa présence et des décorations qu’il remet tous les lieux importants de la Résistance régionale (et notamment Grenoble ; cf. supra), les autorisant à se ménager ainsi une place dans le panthéon national qu’il est en train d’élaborer d’autant plus importante qu’elle leur est tôt conféré, ne passe pas par le Vercors, mais en plus, c’est le « Maquis des Glières  » qu’il choisit expressément de distinguer, l’érigeant ainsi en symbole absolu de la lutte et des souffrances de tous les maquis de France. Louis Campouro, auteur du reportage pour En avant F.F.I !, écrit ainsi : ‘ « les familles endeuillées sont réunies. Une section de survivants présente les armes. Un clairon, longuement, sonne ’ ‘ ’ ‘ Aux Morts ’ ‘ ’ ‘ . Le Général qui ne cherche pas à cacher son émotion, passe parmi les pauvres tertres, recouverts de fleurs, que protège une simple croix de bois. Puis il décore à titre posthume, en la personne de leurs veuves, le lieutenant Morel ’ ‘ et le capitaine Angeot ’ ‘ 1481 ’ ‘ . » ’ Aucune fois, en revanche, le nom du Vercors n’est cité. Aucune photographie, sur les trente-six que compte le numéro spécial, ne lui est consacrée. C’est à peine si les hautes falaises du Moucherotte se distinguent ça et là sur telle photo. Mais en arrière-plan (inconscient ?) de la tribune officielle où se dresse une gigantesque croix de Lorraine, ce sont « les montagnes du massif de Belledonne 1482  » qu’on admire.

Si le manque a gagner est bien évident qui semble dénier au Vercors sa qualité de lieu de mémoire officiel, on ne trouve pas de voix qui s’élève pour le déplorer. La magie de la silhouette et du verbe gaullien opère encore à l’époque avec une puissance incontestable, au point qu’on ne peut se permettre de la remettre en cause. Peut-être également qu’en voyant de Gaulle honorer longuement Grenoble, le Vercors se sent-il honoré via la capitale des Alpes, indice supplémentaire de cette relation de dépendance du massif à la ville dont nous avons esquissé les contours plus haut ? Il se peut que le fait que de Gaulle remette ce jour-là la croix de la Libération à Chavant, chef civil du Vercors, maquisard des maquisards, soit suffisant... Ou bien, la distinction étant après tout individuelle, le geste n’est-il perçu que comme un « ersatz » de mémoire ? Et pourquoi, pourquoi ne pas « monter » à Vassieux, remettre en mains propres au village (« Village du Vercors qui s’est totalement sacrifié pour la cause de la Résistance » dit le texte de la citation) cette croix de la Libération que de Gaulle lui a pourtant décernée dès 1944 1483  ?Toujours est-il que cette absence se répète et dure. En effet, l’année suivante, quand la presse annonce à grand renfort la venue du général sur le plateau, on espère qu’ainsi se pourra réparer le manquement qu’on a concédé à la règle commémorative – dont on sait qu’elle exige que les cérémonies soient fidèles, au jour près, à la date référence de l’événement – en reportant au 5 août les cérémonies initialement programmées pour le 22 juillet. L’emploi du temps chargé des officiels parisiens qui ont certifié qu’ils feraient le déplacement contraint en effet les organisateurs à décaler de deux semaines la tenue des commémorations. La venue de De Gaulle compenserait donc ce décalage. Mais il ne vient finalement pas. Et cette fois-ci, quelques voix réprobatrices, même si elles sont situées à la marge et ne rencontrent qu’un écho réduit, se font entendre. Il faut attendre encore quelques mois pour qu’en effet Le Maquis pose pour la première fois la seule question qui vaille, laissée en suspens depuis juillet 1944 et dont on espérait qu’en novembre de cette même année de la Libération, de Gaulle y répondrait directement, évitant ainsi à tous un déchirement mémoriel douloureux : ‘ « Comment, pourquoi et par qui le Vercors et ses héros furent-ils sacrifiés ? Il est temps de faire la lumière sur cette catastrophe ’ ‘ 1484 ’ ‘ . »

De Gaulle préssentait-il qu’il pourrait faire l’objet d’une mise en cause directe s’il se rendait dans le Vercors ? C’est en tout cas ce que pense et écrit Le Maquis : de Gaulle n’est pas venu pour ‘ « ne pas affronter les spectres des victimes du BCRA ’ ‘ 1485 ’ ‘  » ’. On sent à lire l’article comme une pointe de regret : on admire encore tellement le « grand homme » qu’on ne le met pas directement en cause. Surtout, on comprend qu’il aurait suffi d’une visite et de quelques mots de sa part pour que la crise qui couve soit désamorcée.

Encore faudrait-il déterminer les raisons exactes qui ont empêché de Gaulle de faire, entre 1944 et 1946, sa « montée » au Vercors. En l’absence de témoignage direct du principal intéressé 1486 , on est bien entendu réduit aux conjectures. Il apparaît certain cependant que cette absence prolongée ne résulte pas d’un hasard malheureux, ni même qu’il s’agit d’un isolé acte manqué. De Gaulle fit sûrement le choix, en conscience, de ne pas visiter le Vercors quand il était à la tête du pays, redoutant sans doute d’avoir à se justifier.

Et c’est bien le plus mauvais choix qu’a fait le général, en n’allant pas dans le Vercors. Loin de lui tendre un guet-apens, tous, anciens maquisards, partis politiques et population locale, n’attendaient en fait que sa visite. En ces années charnières, son abstention personnelle équivalait à une absence de l’État, qui ne délègue à sa place « que » des personnalités de second rang (qui d’ailleurs aurait pu remplacer de Gaulle sur ce plan ? Même la visite de Bidault en 1945 n’est qu’un succédané...).

Très présent dans le Vercors dès 1945, l’État ne le fut paradoxalement pas assez. Laissant ainsi échapper le monopole qu’il aurait pu exercer si de Gaulle s’était déplacé, personne ne pourra plus tard éviter à la « polémique » d’éclater, les enjeux politiques s’étant de plus aggravés et de Gaulle n’exerçant en outre plus aucune fonction officielle. Un hasard bienvenu rend cependant service à cet État sans mémoire : c’est « Filochard », tué à Vassieux, que le tirage au sort désigne pour représenter les FFI en ce lieu de mémoire national (et éminemment gaulliste) qu’est le Mont-Valérien 1487 . Mais cela n’empêchera pas la concurrence géographique entre Paris et la province, puis administrative entre l’État et le Vercors, de bientôt se déplacer, au détriment d’ailleurs de tous, sur le terrain politique.

Notes
1476.

Nous verrons plus avant dans notre étude que la population du Vercors n’est en fait pas partie prenante dans la bataille qui se déclenche en 1947, ce qui prouve que celle-ci sert d’autres enjeux, éminemment politiques et en priorité nationaux.

1477.

Le Général de Gaulle dans les Alpes, reportage spécial du journal En avant ! F.F.I. Drôme, sd, (novembre 1944 sûrement).

1478.

Lire à ce sujet : Jean-William Dereymez, « Lieux de mémoire : le maréchal en Dauphiné (mars 1941) », in Evocations/1991, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, p. 169-206 ainsi que « Le maréchal en son royaume : les voyages du Chef de l’État Français (septembre 1940-octobre 1944) », in Un cérémonial politique : les voyages officiels des chefs d’État, Jean-William Dereymez, Olivier Ihl et Georges Sabatier (dir.), Paris, L’Harmattan, collection « Logiques politiques », 1998, p. 243-267.

1479.

A Lyon, de Gaulle s’est déjà rendu en septembre 1944. Le reportage photographique que consacre dans son numéro spécial La Liberté, intitulé Le Général de Gaulle à Lyon, cite trois fois l’Isère, et notamment les Maquis et le Bataillon de Chambarand, mais jamais le Vercors...

1480.

Le Général de Gaulle dans les Alpes, op. cit. Voir annexe n° XIII.

1481.

Ibidem.

1482.

Ibid.

1483.

C’est finalement Bidault qui l’épinglera au blason du village en août 1945.

1484.

Le Maquis, 24 novembre 1945 ; ADI, 89 J 4 et 5, « Fonds Dalloz ».

1485.

Ibidem.

1486.

Qui ne parle du Vercors, dans ses écrits, que brièvement, dans le tome II (Combat) de ses Mémoires, pour expliquer par la maîtrise allemande du ciel l’absence d’aide massive de la part des Alliés au Vercors à l’été 1944. C’est évidemment insuffisant.

1487.

Lire notamment l’article des Allobroges, numéro des 10-11 novembre 1945, qui salue comme il se doit cet événement.