C – Les Pionniers volontaires du Vercors.

Dès la fin de la guerre, l’association des Pionniers du Vercors, au sein de laquelle Eugène Chavant, le chef civil du maquis, tient une place prépondérante, s’affirme comme incontournable. Centrée sur le bassin grenoblois – Chavant habitant Saint-Martin-d’Hères – même si elle a son siège social à Pont-en-Royans où se déroule notamment son congrés annuel, elle a des antennes sur tout le plateau et jusque dans les vallées qui l’encadrent 1488 . Hyperactive, elle s’impose notamment dans le processus de préparation des commémorations comme l’indispensable « rotule » entre les municipalités du massif et les pouvoirs publics, c’est-à-dire entre la population locale et les relais administratifs et politiques de l’État.

Ainsi, en 1946, alors que les cérémonies sont destinées à célébrer notamment la renaissance de l’armée française, le chef de bataillon Tanant 1489 , en charge de leurs préparations, écrit-il aux maires des communes concernées.

‘« [...] le dimanche 21 juillet, à 10 heures 30, nous organisons des cérémonies qui auront lieu simultanément aux divers points cruciaux de la bataille et aux endroits particulièrement marqués par le martyre de nos morts.
J’ai l’accord de principe de Messieurs les préfets de la Drôme et de l’Isère, ainsi que celui du Président de l’Amicale des Pionniers du Vercors [...]. Je sais que les Pionniers du Vercors nous aideront au maximum pour cela [...] 1490 . » ’

Le commandant et les Pionniers travaillent encore main dans la main en 1947, ces derniers ne ménageant alors pas leur peine pour assurer le plus grand succès possible à « leurs » cérémonies : ‘ « [...] Il est en outre organisé un déplacement en autocar pour les personnes qui ne font pas partie des Pionniers du Vercors ’ ‘ et qui désirent se rendre à Saint-Nizier [...]. Les inscriptions sont reçues par le Commandant Tanant ’ ‘ , sous-directeur des P.G.A., Quartier Hoche ’ ‘ à Grenoble ’ ‘ 1491 ’ ‘ . »

De concurrence, il n’y en eut donc jamais. Ni entre les Pionniers et les pouvoirs publics civils et militaires, qui en font leur interlocuteur privilégié ; ni entre les Pionniers et une quelconque autre association. Ce dernier point est important, car il indique que les Pionniers sont, à l’échelle associative, les détenteurs exclusifs de la mémoire locale du Vercors. Eux savent justement transcender les frontières géographiques ou administratives : parlant du Vercors au nom du Vercors, leur discours est univoque, qu’il s’établisse depuis Vassieux, Romans ou Grenoble. Mieux, ils apparaissent rapidement comme la seule voix autorisée, à l’exclusion d’autres qui pourraient être tentés (associations, partis ou hommes politiques) de « monopoliser » le Vercors. Cela tient évidemment beaucoup à l’action et à la personnalité de leur chef, Eugène Chavant (Georges Martin nous disait ainsi que, lorsque son père évoquait le maquis, il finissait invariablement par parler de « Clément 1492  »), mais aussi au fait qu’ils refusent, et ce dès leur création, toute dimension politique partisane 1493 , pour se concentrer uniquement sur le dénominateur commun que constitue leur combat volontaire sur le plateau.

La continuité ainsi créée entre le temps de l’action et celui du souvenir est particulièrement efficace, d’autant plus que les Pionniers, groupe cohérent et homogène, conservent longtemps le même chef. Leur mémoire sait en outre se rendre visible. Toujours ou presque, leurs insignes associatifs (un chamois dressé sur un V de la victoire, initiale du nom Vercors, qui s’appuie également sur le sigle FFI) figure sur les monuments ou stèles et plaques commémoratives qui commencent à partir de 1944 à marquer le plateau de leur empreinte « privée » 1494 . Il fonctionne pratiquement comme un « label » de qualité, englobant et égalisant en quelque sorte toutes les expériences (combats, martyrs, français, étrangers, militaires, civils, etc.) au sein d’une mémoire vercorienne la plus large possible.

La première souscription d’envergure pour la construction du « mémorial du Vercors », lancée, on l’a vu, au moment des commémorations de juillet 1946, est, sinon totalement dirigée, du moins copatronnée par les Pionniers : ‘ « [...] c’est pourquoi un Comité vient de se former pour réaliser dans le Vercors des cimetières militaires et des monuments du Souvenir. Ce Comité, présidé par Yves Farge ’ ‘ , entouré du Colonel Huet ’ ‘ , de Monsieur Chavant ’ ‘ et de plusieurs anciens combattants du Vercors, est patronné par le Président du Gouvernement de la République ’ ‘ 1495 ’ ‘ . »

Encore de nos jours, la correspondance des Pionniers s’orne de cet insigne, rehaussé de deux autres : le lion du Vercors et la croix de la Libération de Chavant. Une phrase, imprimée au bas de la feuille, rappelle aussi toute l’importance de l’association dans l’édification des lieux du souvenir : ‘ « Notre Association a contribué à la reconstruction du Vercors, a crée les cimetières de Vassieux ’ ‘ , St Nizier ’ ‘ , du Pas de l’Aiguille. elle a édifié les monuments d’Ambel ’ ‘ , de la Luire ’ ‘ , de Chavant, de Gilioli ’ ‘ , les nombreuses stèles et plaques sur tout le Vercors. Elle a construit la Crypte de la Nécropole où brûle la flamme du souvenir. Elle a édité 5 livres sur le Vercors et fait paraître tous les trimestres le bulletin ’ ‘ ’ ‘ Le Pionnier du Vercors ’ ‘ ’ ‘ 1496 ’ ‘ . » ’ Et quand François Mitterrand vient inaugurer le cimetière national de Saint-Nizier, on a l’impression, à lire Le Réveil par exemple, que c’est quasiment convoqué par les Pionniers qu’il se déplace : ‘ « M. Mitterand ’ ‘ [sic] présidera demain les cérémonies anniversaires des combats du Vercors [...] C’est sous sa haute autorité et sous sa présidence effective que l’amicale des Pionniers et Combattants volontaires du Vercors et sa Commission du Mémorial ont placé cette année les cérémonies [...] ’ ‘ 1497 ’ ‘ . »

L’action des Pionniers entre 1944 1498 et 1946 se déploie donc tous azimuts, tout en veillant à ne froisser directement aucune susceptibilité. Ce choix de la diplomatie explique peut-être que Chavant ne dit rien publiquement quand de Gaulle qui le décore « oublie » de visiter le Vercors le 5 novembre 1944. Cette attitude, faite à la fois de vigilance et de retenue dans le débat public, est bien la marque de fabrique des Pionniers. On aura ainsi l’occasion de vérifier dans la période postérieure que rarement Chavant prendra ouvertement position, si ce n’est pour calmer les esprits, à propos de la polémique dont pourtant son télégramme du 22 juillet 1944 est le point de départ.

Des concurrences et une compétition mémorielles existent bel et bien à propos du Vercors dès 1944. Le plus souvent d’expression modérée, elles ne défrayent guère la chronique et ne font pas encore la une des journaux. En ce sens, il ne s’agit pas réellement de batailles de mémoire, mais plutôt de luttes de préséances mémorielles, chacun des intervenants tentant dans un premier temps de se positionner, puis de dominer le subtil jeu mémoriel qui se met en place la Libération à peine acquise, afin de se présenter comme, sinon l’unique, du moins le principal ordonnateur de la mémoire « vercorienne ».

On doit cependant remarquer que cela ne suffit pas à briser l’image consensuelle qui se dégage en ces années-là du Vercors. Très clairement, les maquisards qui moururent sur le plateau sont pour tous des Héros et les civils qui y furent massacrés, des Martyrs. C’est dans ce sens que se déroulent les cérémonies commémoratives, que s’érigent peu à peu stèles et monuments et que s’écrivent les premiers livres, comme on le verra dans notre dernière partie.

Le quatrième type de concurrence – strictement politique celui-là – n’a pas encore agi, ce retard à l’allumage confirmant tout d’abord la validité de notre découpage chronologique général : les années de la Libération (1944/1945/1946), malgré des accrocs de-ci de-là, expulsent les conflits de mémoire. Même si ceux-ci sont cependant déjà en cours d’incubation, ils sont pour l’instant couverts par une volonté d’unanimisme commune à toutes les composantes politiques.

Cois ou à peu près 1499 , les communistes à l’échelle nationale ou locale ne font ainsi pas du Vercors, entre 1944 et 1946, un objet de controverse mémorielle. Appliqués pour l’instant à mettre en place leur propre mythologie (ce que, dans le même temps, fait de Gaulle de son côté), ils ne recherchent pas encore l’affrontement direct et participent même à l’unanimisme ambiant, sans manifester par ailleurs une activité débordante.

De leur côté, les Pionniers exercent une vigilance sourcilleuse en même temps qu’une pression constante mais discrète sur les pouvoirs publics, afin que le Vercors ne soit pas oublié et surtout au plus vite reconstruit. Quant à la population, elle est tout entière consacrée à son travail de deuil et de reconstruction (au cours des cérémonies commémoratives d’août 1945, les tracteurs offerts par le Fonds suisse d’entraide font ainsi une grosse impression 1500 ).

Le regret majeur est bien celui que nous avons signalé plus haut. Cette impression d’absence de reconnaissance officielle globale du Vercors, en tant que tel et dans la nouvelle cohérence historique que lui confèrent les événements de 1944 (sans être forcément synonyme d’une volonté radicale d’éviction du plateau en tant qu’entité de mémoire – en tant que « lieu de mémoire » –, du panthéon national de la Résistance) est due aux silences de De Gaulle qui pèsent lourdement, c’est vrai, à la mémoire locale. D’autant (les articles du Maquis en novembre 1945 et encore en juillet 1946 en sont les prémices 1501 ) que de plus en plus l’orage menace.

Notes
1488.

A Romans-sur-Isère et Bourg-de-Péage par exemple. Cf. Lettre du 4 juillet 1946 adressée par le maire de Romans-sur-Isère au préfet ; ADI, 2696W75. Mais aussi à Villard-de-Lans, Fontaine, Vassieux-en-Vercors, La Chapelle-en-Vercors, Saint-Jean-en-Royans, Autrans, Saint-Nizier-du-Moucherotte, Lyon et... Paris. Cf. Les Allobroges, numéro du 27 janvier1947 pour la liste complète des sections.

1489.

Désigné par le Colonel Vallette d’Osia, commandant la Subdivision militaire de Grenoble, Tanant a combattu dans le Vercors. Il est, on le sait, l’auteur de Vercors, haut lieu de France.

1490.

ADI, 2696 W 75.

1491.

Les Allobroges, numéro du 26 juillet 1947, 3ème page.

1492.

Entrevue du 26 juin 1999 avec Georges Martin. Pour l’analyse circonstanciée du rôle essentiel joué par Chavant, voir la thèse de Michèle Gabert, sous la direction d’Yves Lequin, Entrés en Résistance. Isère juin 1940-juin 1944. Approche sociologique d’une population de résistants.

1493.

Voir en annexe n° XIV les statuts de l’amicale.

1494.

A l’exception notable cependant du Chemin de Croix de Valchevrière (cf. supra, « La Pierre et les murs »). Rappelons d’ailleurs que c’est l’association des Pionniers, encore une fois par l’intermédiaire de Chavant, qui oriente la première vision du Vercors, la tirant nettement du côté du « Maquis combattant » puisque c’est Eugène Chavant qui, le premier emploie à dessein, lors d’une conférence prononcée à Romans le 6 juin 1945 le terme de « Bir-Hakeim » promis à une belle postérité.

1495.

ADI, 2996 W 75.

1496.

Mentionnons aussi cet en-tête : « Association Nationale des Pionniers et Combattants Volontaires du Vercors , Fondée en 1944 par Eugène CHAVANT, Chef civil du Vercors » qui dit toute l’importance que conserve encore Chavant, mais aussi un certain sens de l’équilibre entre l’Isère et la Drôme. Correspondance du 15 novembre 1996, adressée à nous par Georges Fereyre, Président National des Pionniers, en réponse à une lettre du 21 octobre 1996. Voir cette lettre en annexe XV.

1497.

Le Réveil, numéro du 26-27 juillet 1947, première page.

1498.

Gilles Vergnon date la création de l’Amicale des Pionniers du Vercors de 1946 (in art. cité, p. 90), mais l’« Association Nationale des Pionniers et Combattants Volontaires du Vercors » fut bien fondée dès 1944 par « Eugène CHAVANT, chef civil du Vercors » est-il précisé (si l’on en croit donc l’en-tête du papier qu’utilisent encore de nos jours les Pionniers pour leur correspondance) et reconnu d’utilité publique en 1952, par le décret du 19 juillet. Le dossier établi pour cela en 1951 par les Pionniers, aidés par la Préfecture, et qui contient les statuts de l’Association, rappelle lui qu’elle fut « Déclarée à la Préfecture de l’Isère le 24 décembre 1945 [...] » ; ADI, 2696 W 18, « Associations de résistance », pochette 3, « Amicale des Pionniers combattants du Vercors ».

1499.

Gilles Vergnon note ainsi justement que « le consensus qui entoure ces premières commémorations n’est pas brisé par la presse communiste » ; in art. cité, p. 84.

1500.

Le 23 juillet, Le Travailleur Alpin titre : « Avec François Billoux au Vercors et en Savoie . Gagnons la bataille de la Santé après avoir gagné celle de la Libération. »

1501.

Le Maquis, le 27 juillet 1946, parle d’ailleurs, en évoquant les cérémonies commémoratives, d’« occasion manquée » : dernière chance que de Gaulle, défait des contraintes du pouvoir, avait de désamorcer la crise ?