3 – Dalloz et les Pionniers entre monopole et vigilance.

Quand il s’agit d’évoquer le Vercors, deux parmi les voix les plus écoutées à Grenoble appartiennent à Pierre Dalloz, l’un des inventeurs du « Plan Montagnards » et à Eugène Chavant, chef civil de la République du Vercors et président de la toute puissante Amicale des Pionniers. Tous deux font le choix de ne pas envenimer la polémique qui oppose communistes et gaullistes à propos de leur interprétation discordante et politiquement intéressée de la « Tragédie » du Vercors, ce qui illustre une fois de plus cette idée que c’est à l’échelle locale que la controverse est la moins vive. De plus, décidant de ne pas opter pour tel ou tel camp, cela ne veut pas dire que les deux hommes restent silencieux. Ils prennent bien position, mais dans un sens qui est globalement celui de l’apaisement, comme le note très justement Gilles Vergnon à propos de l’attitude des élus locaux socialistes (et l’on peut penser que c’est globalement le cas pour l’ensemble de la population) : ‘ « [...] leur principale préoccupation, comme celle de l’ensemble des élus du plateau, porte sur la reconstruction et la promotion des ressources du plateau ’ ‘ 1516 ’ ‘ . »

La presse locale annonce ainsi fin novembre 1947 quel est le credo officiel des gardiens du temple : le bureau des Pionniers ‘ « décide à l’unanimité de ne pas prendre part à une polémique qui ne peut que souiller la mémoire des combattants du Vercors ’ ‘ morts au champ d’honneur et jeter le trouble dans l’esprit des familles dés héros ’ ‘ 1517 ’ ‘  » ’. Choisissant de ne pas rendre publics, dans le contexte actuel, les griefs qu’il nourrit pourtant à l’encontre de De Gaulle 1518 , Chavant opte donc pour une position de défense la plus générale possible de la mémoire du Vercors, perçue dans sa dimension essentiellement votive. Refusant de se laisser instrumentaliser, il précise ainsi au cours des débats qui animent le bureau des Pionniers en cette fin 1947 qu’il s’agit justement d’éviter que les Pionniers ne deviennent malgré eux l’enjeu, même secondaire, de la controverse qui oppose le Parti communiste et le RPF. Ce dernier parti – outrepassant largement la position établie par Chavant et tentant une ultime récupération – ne manque d’ailleurs pas l’occasion de souligner qu’en l’occurrence, l’abstention raisonnée des Pionniers vaut désaveu du camp communiste 1519 et donc soutien objectif de De Gaulle...

Pierre Dalloz, lui, s’implique plus directement, intervenant à plusieurs reprises dans les colonnes des journaux communistes – (« La tragédie du Vercors » est publié dans Les Lettres Françaises, le 27 novembre 1947 ; « Que s’est il passé au Vercors ? », dans France d’Abord, août 1948) mais aussi non communistes (article du 1er novembre 1947 dans Le Mercure de France ; dans Une Semaine dans le Monde, en novembre 1947). Mais la thèse qu’il défend est tellement nuancée qu’elle ne sert au bout du compte aucune des deux propagandes. Il est certes très dur envers les militaires ( ‘ « [...] J’attribue, comme vous-même, aux chefs militaires de l’extérieur l’abandon du parti offensif [...] et l’adoption d’un parti défensif, celui de réduit, contre lequel je ne cessai personnellement de mettre en garde ’ ‘ 1520 ’ ‘  » ’), en accord avec les communistes sur l’erreur fondamentale dans le choix de la date d’engagement du Vercors ( ‘ « [...] Personnellement j’aurais attendu le 15 ou le 16 août pour engager le Vercors. Je ne l’aurais pas engagé dès le 9 juin ’ ‘ 1521 ’ ‘  » ’), et sceptique comme eux sur l’utilité foncière du sacrifice des maquisards – ce qui traduit un changement d’importance, le Parti communiste ayant été, jusque là, partisan de l’héroïsation tous azimuts : ‘ « [...] Des thèses ingénieuses ont été soutenues sur l’appoint du Vercors dans le succès de Normandie ’ ‘ . Il me paraît plutôt que les troupes allemandes qui l’ont attaqué ont été prélevées, temporairement, sur celles qui composaient le dispositif sud, et, sitôt le résultat obtenu, remises en place. Dans cette hâte intempestive à engager le Vercors me paraît résider la faute cardinale d’où sont, par voie de conséquence, sorties les autres ’ ‘ 1522 ’ ‘ . » ’ En revanche, lui ne voit pas de trahison dans la « tragédie » intervenue à l’été 1944 mais bien plutôt comme un caprice du destin, un malheureux hasard : ‘ « Eugène Chavant ’ ‘ , dit Clément, chef civil du Vercors au moment de la bataille, ne vint jamais à Londres. Il fit simplement le voyage d’Alger ’ ‘ . Lorsqu’il vint à Alger (mai 1944, je crois), je me trouvais à Londres. Nous nous manquâmes ; que dis-je, par les circonstances de la guerre, nous nous ignorâmes. Je persiste à penser que ce hasard fut un malheur pour le Vercors ’ ‘ 1523 ’ ‘ . » ’ Cette opinion revient donc elle aussi à une abstention de fait, en tout cas sur le débat « politique » qui intéresse depuis quelques mois le Vercors et sa mémoire. Dans l’histoire que dresse Dalloz du Vercors, rien ne peut venir à proprement parler entretenir la version « noire » défendue par les communistes, puisque s’il y eut des erreurs et qu’il les pointe, il n’y eut en tout cas pas de trahison. En retour, rien ne dédouane ni ne conforte la version « rose » des gaullistes, les manquements algérois étant eux-mêmes clairement identifiés.

Notes
1516.

Gilles Vergnon, art. cité, p. 90.

1517.

Dans Le Dauphiné Libéré, 21 novembre 1947.

1518.

Même si la motion rappelle que ce qui est en question en 1947 aurait dû être débattu en 1945 quand l’Assemblée a décrété que le général de Gaulle a « bien mérité de la patrie ».

1519.

L’étincelle du 13 décembre 1947 écrit ainsi que les Pionniers « désavouent la presse communiste » ; ADI, 89 J 4 Fonds Pierre Dalloz.

1520.

« Que s’est il passé au Vercors ? », réponse publiée dans France d’Abord d’août 1948 à l’article publié par le journal le 22 juillet 1948 et intitulé : « Combat inégal au Vercors ».

1521.

« La Tragédie du Vercors », Les Lettres Françaises, 27 novembre 1947.

1522.

Ibidem.

1523.

« Que s’est il passé au Vercors ? », in France d’Abord, art. cité.