B – Les rejeux jusqu’en 1964.

Peu relayée sur le terrain, la polémique mémorielle née en 1947 autour du Vercors ne connaîtra pas de réel vainqueur. En revanche, elle est une belle illustration de la rupture soudaine du consensus mémoriel global et tacite décidée en 1944-1945 par le Parti communiste et les gaullistes. En outre, elle contribue à ombrer gravement l’image générale du plateau et des combats qui s’y déroulèrent, lui attachant un parfum de « polémique » (peut-on écrire de « scandale » ?) dont on n’est pas certain qu’il soit totalement dissipé de nos jours.

En effet, s’il n’y eut guère de nouveaux pics dans l’affrontement au cours de la période qui suivit, des escarmouches sont cependant à signaler, qui continuent de mettre aux prises les mêmes acteurs, notamment les Pionniers et les communistes.

L’un des plus notables de ces accrocs a lieu en juillet 1949, à l’occasion de l’inauguration d’une plaque à la mémoire de Jean Prévost. Le préfet signale en effet que, même si ‘ « les cérémonies organisées le 31 juillet, dans la commune de Sassenage ’ ‘ , à la mémoire de Jean Prévost ’ ‘ et de ses compagnons se sont déroulées sans incident, sous la présidence de M. Claudius Petit ’ ‘ , Ministre de la Reconstruction, représentant le Gouvernement » ’, les communistes locaux ont tenté de perturber le rituel commémoratif : ‘ « depuis une dizaine de jours, les groupements para communistes s’étaient efforcés de prendre à leur compte cette manifestation, négligeant systématiquement ses véritables promoteurs, ’ ‘ ’ ‘ Les amis de Jean Prévost ’ ‘ ’ ‘ et ne faisant aucune allusion à la présence de M. Claudius Petit ’ ‘ 1524 ’ ‘ . »Encore, en 1950, au sujet de la cinquième assemblée générale des Pionniers qui se tient comme chaque année à Pont-en-Royans, le rapport n° 746 des Renseignements Généraux signale qu’à ‘ « [...] aucun moment [les assises des Pionniers] n’ont donné lieu aux petits incidents ou conflits de tendance qui avaient été constatés il y a deux ans à cause de l’action politique d’une minorité communistes ’ ‘ 1525 ’ ‘  » ’. Chavant, en chef omnipotent, garde le cap et déclare : ‘ « Nous refusons de nous associer à des manifestations organisées à des fins politiques et pour présenter des revendications ’ ‘ 1526 ’ ‘ . » ’ Faisant de son apolitisme la règle d’or du fonctionnement de son association, il refuse de passer sous le boisseau communiste.

‘« Dans l’Isère, l’Amicale des Pionniers et Combattants Volontaires du Vercors a refusé de s’associer à la manifestation organisée par les anciens F.F.I.-F.T.P.F.[...]. Ceux-ci organisent une journée dite Pèlerinage au Vercors des anciens combattants le 30 juillet prochain [...]. M. Chavant a déclaré : Nous refusons de nous associer à des manifestations organisées à des fins politiques et pour présenter des revendications. L’Amicale des Pionniers et Combattants Volontaires du Vercors commémore le 6ème anniversaire des combats du Vercors les 22 et 23 juillet prochain 1527 . » ’

Reste que les relations avec le Parti, dont la stratégie d’instrumentalisation à des fins électorales de la mémoires du Vercors est nette, sont tissées d’ambiguïté : une délégation des Pionniers a, par exemple, reçu Thorez en visite sur le plateau, à l’été 1950, dans le même temps où Chavant refusait l’idée d’une manifestation communiste !

Parfois, notamment dans le Vercors drômois, le Parti communiste pousse loin l’avantage qu’il pense s’être acquis les années précédentes, comme le signale Gilles Vergnon : ‘ « A l’occasion des législatives de 1951, une affiche de (la section communiste) de Romans affirme que ’ ‘ ’ ‘ Le Vercors et la Drôme ’ ‘ disent non à de Gaulle ’ ‘  : le fascisme de passera pas ! ’ ‘ ’ ‘ , et rappelle opportunément que ’ ‘ ’ ‘ lui et les siens sont des criminels et des lâches, comme lui ont écrit le 27 juillet 1944 les chefs du plateau glorieux ’ ‘ ’ ‘ 1528 ’ ‘ . »

En 1952, le 19 juillet exactement, l’Amicale des Pionniers et Combattants Volontaires du Vercors est reconnue d’utilité publique, ce qui est, pour une association d’Anciens Combattants, une mesure exceptionnelle 1529 . Mais, alors qu’en septembre, le projet d’érection du monument de la grotte de La Luire semblait encore en bonne voie d’avancement, au début de l’année 1953, Chavant prend une décision qui le fera finalement capoter 1530 . Le prétexte est qu’il ne peut accepter la proposition qu’Henry Duffourd, secrétaire général de l’ADDIRP (antenne locale de la FNDIRP) lui a transmise le 20 février. Il ne paraît en effet pas souhaitable à Chavant d’imposer à l’entrée de la grotte une plaque estampillée du sigle de la FNDIRP 1531 , les Pionniers voulant « ne pas faire de jaloux 1532  ». Poli et diplomate dans sa réponse à Duffourd, il est plus explicite quand il écrit au préfet de la Drôme les vraies raisons qui l’ont poussé à renoncer à décliner l’offre de l’ADDIRP.

‘« [...] si nous acceptons ce don, il nous sera très difficile d’interdire au président des déportés communistes de prendre la parole à l’inauguration de ce monument, car ils auront contribué à son érection. Mieux que moi, vous connaissez le thème des discours de ces gens-là. Je suis persuadé que c’est avec un réel plaisir et une certaine verve qu’ils s’attaqueraient au gouvernement en la personne de ses représentants, à la guerre d’Indochine, à l’Amérique, etc., etc. 1533  »’

Des « prises de bec » mémorielles de ce type ont lieu pratiquement chaque année 1534 , auxquelles il ne faut à notre avis pas trop prêter d’importance, tant leur caractère « pichrocholin » est évident. Ainsi par exemple de la ‘ « journée commémorative des combats du Vercors ’ ‘ d’août 1944 » ’, organisée par l’ANACR en août 1958, et qui est un clair prétexte à la dénonciation du pouvoir gaulliste 1535 .

Bien plus révélatrice est la visite que fait le général de Gaulle au plateau, le 26 septembre 1963, parce qu’on attend de lui qu’enfin il se fasse entendre clairement à propos de cette double plaie mémorielle qu’est en fait pour lui le Vercors, les accusations et les incompréhensions de septembre 1948 ayant succédé au « lâchage » de 1944 1536 . De Gaulle reste égal à lui-même, préférant substituer la pompe de l’État en déplacement et en représentation au dialogue spontané avec les populations que certains espéraient sûrement. Il ne reste pas une heure sur le plateau, ne prononce aucun discours d’ordre général, se contentant, au « hasard » des rencontres que lui ménage un protocole au « minutage » très serré (cf. infra) de délivrer quelques formules à la fois lapidaires et sibyllines 1537 . Réservée au seul Vercors drômois, sa visite « oublie » le « pays des quatre montagnes » isérois, et jusqu’à Grenoble. Encore une fois, De Gaulle n’entend ni se justifier, ni polémiquer. N’étant plus le chef d’un RPF en butte aux attaques du PCF comme dans les dernières années de la décennie quarante, sa fonction de Chef de l’État, jointe à l’image qu’il a de lui-même, semblent lui interdire toute explication. Pour lui, l’histoire est faite et il laisse aux journaux le soin de commenter sa visite, qui en fut à peine une...

Notes
1524.

ADI, 2696 W 61, « Cérémonies commémoratives. 1er Mai. 1er Nov. Vercors. Cimetière de St Nizier ».

1525.

ADI, 2696 W 18, Rapport RG, 15 mai 1950.

1526.

ADI, 2696 W 18, Rapport RG n° 1041, 19 juillet 1950.

1527.

ADI, ibidem. Voir également ADI, 4332 W 180, pochette 6, « Amicale Pionniers Vercors. 1963-1966 » pour le texte des motions adoptées chaque année par les Pionniers.

1528.

Art. cité, p. 89.

1529.

« A mon avis, une reconnaissance d’utilité publique prononcée en faveur de cette Association, bien que mesure exceptionnelle, ne paraît pleinement justifiée. Tant en effet par la valeur de ses membres que par l’idéal et les buts qu’elle poursuit, l’Amicale des Pionniers et Combattants Volontaires du Vercors s’est révélée depuis sa création un auxiliaire précieux de l’Etat sur le plan social », écrit le préfet au ministre des ACVG, en réponse à sa demande de renseignements, le 19 juillet 1952. Souligné par nous ; ADI, 2696 W 18 

1530.

Même si l’échec final du préfet ressortit d’une volonté ministérielle de ne pas multiplier les monuments. Voir la lettre du ministre de l’Intérieur au préfet de la Drôme, 27 juillet 1953 ; Archives Départementales de la Drôme, 434 W 1.

1531.

Le message premier était : « L’Esprit survivait ». ADD, ibidem.

1532.

Lettre de Chavant à Duffourd, le 27 janvier 1953 ; ADD, ibid.

1533.

ADD, ibidem ; lettre de Chavant au préfet de la Drôme du 27 février 1953.

1534.

Pour dernier exemple, ce vœu adopté par les Pionniers lors de leur 14ème congrès, le 11 mai 1958, clairement dirigé contre l’OAS : « La section de Grenoble des Pionniers du Vercors , émue par des actes démontrant formellement la reconstitution des ligues factieuses à porter atteinte à nos libertés républicaines et démocratiques (libertés individuelles, d’opinions, de presse) émet un vœu qu’un comité inter-résistance de vigilance soit constitué pour lutter contre tout mouvement factieux qui tenterait de toucher aux idéaux pour lesquels nous nous sommes battus et pour lesquels tant des nôtres ont succombé [...] » ; ADI, 2696 W 18, pochette 3, « Vercors ».

1535.

ADI, 2696 W 61, pochette 3, ibidem.

1536.

Gilles Vergnon rappelle à ce propos que « ce voyage est le seul jamais effectué dans le Vercors par un président de la République en exercice » ; art. cité, p. 93 et note 5 de cette page.

1537.

Mis en présence d’une habitante de Vassieux-en-vercors dont les trois fils sont morts à l’été 1944, de Gaulle amorce un dialogue pour le moins « frustre » : « Est-ce qu’on les a retrouvés, Madame ? – Oui, dit-elle, en montrant les tombes ; ils sont là. – C’est une consolation, Madame. – La voix de Mme Martin se brise : bien petite, mon général, bien petite... » ; in Le Dauphiné Libéré, 27 septembre 1963.