2 – Les Pionniers du Vercors organisateurs du rituel.

On a déjà longuement insisté sur le rôle prépondérant de l’Amicale dirigée par Chavant. Omniprésente, elle n’est cependant pas omnipotente, et doit composer avec les autorités officielles. Son obsession – parvenir à assurer un succès le plus ample possible aux cérémonies qu’elle chapeaute – est en fait triple.

Elle cherche d’abord à s’assurer le concours de l’armée. Par définition, celui-ci lui est acquis dès l’année 1945, car, outre le fait que de nombreux hauts responsables militaires locaux sont passés par le Vercors (Vallette d’Osia et Tanant, qui mettent tout leur zèle dans l’organisation matérielle des cérémonies), tous les acteurs voient là l’occasion d’insister sur la renaissance de l’armée française en même temps que sur l’efficience militaire du Vercors combattant. Ce concours ne se démentira jamais au cours des années qui vont suivre, pas plus pendant les années de la polémique que beaucoup plus tard 1544 .

Les Pionniers font ensuite leur possible pour que des personnalités de haut rang « descendent » de Paris présider les cérémonies de juillet. Conscients qu’il s’agit là d’une condition de reconnaissance symbolique par la nation tout entière, ils sont heureux de pouvoir compter sur cet adjuvant de poids que constitue en 1945 par exemple la présence de Bidault, successeur de Jean Moulin à la tête du CNR. On l’a dit, en 1946, Yves Farge encore ministre et le général de Lattre de Tassigny font le voyage du Vercors. En 1947, c’est François Mitterrand, ministre des Anciens Combattants, qui inaugure donc la Nécropole nationale de Saint-Nizier, alors qu’en 1948 et le 1er août 1949 c’est Claudius Petit, ministre de la Reconstruction, qui est là. Si, à part la très courte visite que consentit au Vercors en 1963 le Président de la République Charles de Gaulle, jamais le premier des Français ne se rendit es qualités sur le plateau, on constate que de nombreux ministres de premier rang firent néanmoins le déplacement.

Enfin, sur le plan du discours de fond diffusé les jours de cérémonie, la règle d’or des Pionniers est bien de ne pas faire de politique ni de polémique. Quand ils ont quelque chose à dire dans ce domaine précis, ils se réservent pour leur congrès annuel et c’est alors la motion qu’ils votent à cette occasion qui leur sert de porte-voix. Lors des cérémonies, ils sont tout entiers concentrés sur une mémoire pieuse et votive dont la seule et unique vocation est de rendre hommage aux morts. Très cohérents, ils s’adressent chaque année au gouvernement, sans exclusive et quelle que soit sa couleur politique, pour qu’ils lui délèguent un de ses représentants, ils ignorent (et condamnent même) les tentatives de contre-cérémonie – et contre-manifestation – commémoratives organisées notamment par les communistes, comme par exemple en 1958 (cf. supra).

La géographie mémorielle qu’inaugure dès 1945/1946/1947 l’enchaînement du diptyque commémoratif « Saint-Nizier /lieu de combats » et « Vassieux/villages martyrs », jointe à la célérité que mettent les Pionniers dans l’organisation de ces mêmes cérémonies, contribuent à figer précocement le rituel. Évidemment, on sait que c’est là l’un des facteurs de leurs succès, car le rituel doit savoir être vite immuable, si la cérémonie veut durer dans le temps. D’autant que cette fixation rapide ne signifie pas immobilisme, tout au contraire : les Pionniers savent évoluer, comme le prouve le fait qu’en 1966 on choisit d’équilibrer à la fois le rapport de force Drôme/Isère mais aussi la balance mémorielle Martyrs/Combat, en décidant de renoncer au monopole exercé par Vassieux depuis la Libération. Le nouveau rythme commémoratif adopté par les Pionniers est en effet binaire qui voit se dérouler leur grande cérémonie à Vassieux une année, puis à Saint-Nizier l’année suivante, chaque site devenant ainsi à tour de rôle emblématique de la totalité mémorielle du plateau 1545 . Les Pionniers vont en outre continuer de se battre tout au long des deux longues décennies qui suivent la Libération pour construire des nécropoles, ériger des stèles et apposer des plaques, bâtir des monuments 1546 .

Notes
1544.

Effectuant notre service militaire en 1994 au sein du 93 ème Régiment d’Artillerie de Montagne, à Varces, au pied du Vercors, nous avons pu observer en trois fois au moins cet attachement des militaires locaux à l’histoire du Vercors : on nous remit officiellement « la pelle à tarte » des Chasseurs alpins à l’intérieur de l’enceinte de la nécropole de Vassieux, cérémonie suivie d’une visite du musée de Joseph La Picirella ; les jeunes appelés fournissent chaque année le gros de l’effectif militaire présent aux cérémonies commémoratives du Vercors – pour notre part, il s’est agi d’une prise d’armes à Saint-Nizier ; la cérémonie de dissolution annoncée du 6ème BCA, pour cause de restructuration de l’armée dans le cadre du plan « Armée 2000 », fut vécue comme un drame tout au long de cette année 1994).

1545.

ADI, 6270 W 50, pochette 2, « Combats de Saint-Nizier : 1964-1975 ».

1546.

Et finalement obtenir un mémorial en 1994 ; cf. infra, la conclusion de ce chapitre.