1 – 1944-1945 : décrire les atrocités.

A la Libération, le premier impératif est de constituer l’acte d’accusation contre les exactions perpétrées par les troupes allemandes dans le massif durant l’été 1944 1548 . Trois ouvrages aux titres proches sont en effet édités entre la fin de l’année 1944 et l’année 1945 qui insistent longuement sur la barbarie allemande. Dès décembre 1944, un groupe de ‘ « journalistes et écrivains ’ ‘ 1549 ’ ‘  » ’suisses établit le martyrologe du Vercors, en écrivant Le Livre Noir du Vercors 1550 . Leur analyse se veut la plus distanciée possible et entend déboucher sur la mise en place d’une vaste opération de reconstruction du plateau qu’initiera effectivement l’année suivante le Don Suisse :

‘« Nous tenons à le préciser : la présente publication n’a dans notre esprit, aucune autre fin que de faire connaître ce qu’un voyage dans le Vercors nous a permis de constater. Les événements qui se sont déroulés en juillet dernier dans cette région appartiennent à la conscience humaine, et nul n’a le droit de fermer les yeux sur les terribles réalités qu’ils révèlent. Nous ne sommes pas allés là-bas en mission officielle quelconque, ni en juges informateurs, mais en journalistes et écrivains, – en hommes, tout simplement. La documentation que nous avons réunie ne saurait avoir pour effet des décisions politiques, qui ne pourront s’appuyer que sur des enquêtes plus vastes et de caractère judiciaire. Nous nous proposons seulement de rapporter des faits et de suggérer à leur propos quelques réflexions d’ordre très général. Nous espérons aussi que le présent livre suscitera chez beaucoup de nos compatriotes le désir d’apporter aux habitants du Vercors une aide qui est urgente 1551 . »’

Les trente-deux photographies qui accompagnent le texte sont sans concession et décrivent l’horreur dans toute sa crudité 1552 .

Mais ce beau livre digne et sobre, où l’on sent parfois nettement l’influence d’un certain humanisme chrétien ( ‘ « [...] Ces crimes ne sont si monstrueux que parce que, malgré tout, ils sont crimes de baptisés [...]. Et tout s’est inversé : l’amour de la créature s’est changé en haine ; le respect du sang qui fut choisi et versé par le Christ incarné est devenu la folie sanguinaire, la rage de faire couler ce sang sacré [...] ’ ‘ 1553 ’ ‘  » ’) est plus qu’une enquête froide et objective. C’est aussi un mémorial de papier, comme le suggère le poème intitulé Vercors que Pierre Emmanuel 1554 a donné aux auteurs et qui sert de préface à l’ouvrage.

‘« J’ai vu ce qui n’a pas de nom. Crier d’horreur
A quoi bon, tant ici l’horreur passe les bornes ?
Me taire, simplement, et voir. Que mon regard
Sur tes stigmates verse une huile tendre ô terre !
Ici, le sol dégage encore les sang des morts,
Le cœur frissonne à chaque levée brune : on tremble
De fouler des douleurs de cadavres... Partout
Une glaise anonyme où des lambeaux demeurent,
Ces sachets de haillons gauchement maniés,
C’est donc là votre espoir terrible, ô bien-aimés ?
Des Crois, des Croix, le long des routes : Pietà sombre.
Vassieux raidie n’a plus de pleurs pour ses fils morts.
Tous se taisent, pudeur farouche. Les visages
Sont des puits noirs sans nul écho pour la pitié.
Plus de maisons, des murs ruinés qui se souviennent.
Des terriers où la toute vieille humanité
Après des âges se retrouve. Mais l’église
Éventrée, ce grand saint de pierre seul debout,
Sans tête, un doigt levé dominant le silence,
Désigne obstinément l’azur, le jeune azur ! »’

La structure des deux ouvrages qui paraissent en 1945 (Atrocités allemandes dans le Vercors . Documents authentiques recueillis par Mmes Prévost et Rouvière, et Atrocités nazies dans le Vercors 1555 ) suit la trame du livre collectif suisse qui en est, en fait, le modèle. Mais là, plus nettement encore que dans les pages du Livre Noir, on lit une accusation de l’Allemagne. Présentée comme l’archétype de la barbarie humaine, comme une nation par nature en-dehors de la communauté de civilisation que le reste de l’Europe a su bâtir, c’est bien l’Allemagne pour elle-même qui est mise au banc d’infamie.

En 1946, Louis Jacob publie à son tour Crimes hitlériens. Ascq . Le Vercors, qui répond aux mêmes critères que les livres précédents et qui rend un hommage appuyé à ses prédécesseurs suisses 1556 clôturant ce premier cycle de parution consacrées au compte rendu de l’horreur, en insistant lui aussi sur le déterminisme culturel allemand :

‘« Les Allemands du Vercors, ceux d’Oradour, d’Ascq... manifestent assurément une mentalité spéciale. Elle n’a pas changé depuis l’époque où l’historien Tacite écrivait : C’est sur le sang et les dépouilles que les jeunes Germains découvrent leur front ; alors seulement ils croient avoir acquitté le prix de leur naissance et se présentent à leur patrie, à leurs parents, comme leurs dignes enfants ! Les tortionnaires du Vercors, les massacreurs d’Ascq sont bien en effet les dignes enfants de la Germanie 1557  ! ! ! »’

Notes
1548.

C’est la tâche que s’était assigné le Mémorial de l’Oppression dont un seul des deux volumes prévus a paru (le volume 2, notamment consacré à l’Ardèche, la Drôme, l’Isère et le Vercors n’a jamais vu le jour).

1549.

In Le Livre Noir du Vercors, page 11. C’est ainsi que Albert Béguin, Pierre Courthion, Paul du Bochet, Richard Heyd, Georges Menkès et Lucien Tronchet se présentent dans leur introduction.

1550.

Le Livre Noir du Vercors, Neuchâtel, Ides et calendes, 113 p. Consultable au musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère.

1551.

Ibidem, p. 11.

1552.

Certaines rappellent les photos du supplément édité en 1944 par Le Patriote. Quotidien lyonnais du Front National, « Atrocités nazies en France ». A noter en outre le recueil de dessins de Gimel, Le calvaire de la Résistance, (Grenoble, Didier Richard, 1944, 33 dessins, cf. annexe n° XVI) qui, sans être consacré exclusivement au Vercors, comporte de superbes dessins qui évoquent les supplices du plateau.

1553.

Le Livre Noir du Vercors, p. 51.

1554.

Le grand poète, ami d’Aragon, fut aussi animateur du Résistant de la Drôme en 1944 puis codirecteur des Étoiles entre 1944 et 1946, le journal de l’Union nationale des Intellectuels, très lié au Front national.

1555.

Paris, SEN, 1945 pour le premier et Romans, La Paix, 1945 pour le second.

1556.

Crimes hitlériens. Ascq . Le Vercors , Paris, Mellotée, 1946 ; voir la page 123 pour cet hommage.

1557.

In op. cit., p. 123-124.