Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d’un antisémite. Mais peut-être les personnes qui s’opposeront à mon témoignage chercheront-elles à le ruiner en me traitant de “métèque”. Je leur répondrai, sans plus, que [...] la France, enfin, [...] demeurera, quoi qu’il arrive, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture, j’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis efforcé, à mon tour, de la défendre de mon mieux.
Marc Bloch
,
L’étrange défaite
1593
.
A priori, mener un travail d’évaluation de la place que tient à Grenoble la mémoire juive de la Deuxième Guerre mondiale entre 1944 et 1964 peut paraître une entreprise illusoire, tant sont ici importants les défis que l’on doit relever.
Par exemple, celui des sources, très peu nombreuses. Éparpillées et fragmentaires, leur approche est en outre rendue particulièrement difficile du fait de leur différence de nature (presse, archives officielles d’origine municipale ou départementale, stèles et monuments, trop rares témoignages écrits et oraux datant de l’époque).
De plus, l’historiographie locale est encore engagée en plein travail de fond – un travail initial en quelque sorte –, sur le sort des Juifs en Isère pendant la dernière guerre. Les travaux de Claude Collin sur la résistance des MOI, ceux d’Olivier Vallade sur la répression en Isère ou ceux, d’une rare précision, que mène actuellement Tal Bruttmann sur le thème proche de la politique antijuive telle qu’elle s’est appliquée dans le département, permettent à peine d’ébaucher l’esquisse d’une vision d’ensemble du phénomène 1594 . Travailler sur la mémoire n’est-il pas alors, là plus qu’ailleurs, décidément prématuré ?
Sur un autre plan, il est évident que l’enjeu identitaire et la pression sociale qui s’exercent autour de la mémoire juive sont devenus de nos jours particulièrement sensibles, comme le rappellent les difficultés que le musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère a éprouvé à constituer en 1997 son exposition temporaire annuelle sur le thème Être Juif en Isère entre 1939 et 1945 1595 . Il y a là trois dangers potentiellement menaçants pour qui s’apprête à tenter de cerner la mémoire juive dans sa phase de mise en place. Celui de l’anachronisme rétroactif, qui pousserait à considérer avec le surcroît de représentativité morale qu’elle a acquis postérieurement (Auschwitz devenu icône emblématique de ce « Mal Absolu » dont parlait Kant) les essais de structuration de la mémoire juive dans l’après-guerre. Celui de la distorsion ensuite, qui, confondant les époques, ferait sien le renversement actuel des préoccupations de mémoire et mettrait au centre des enjeux de mémoire du temps la spécificité juive. Celui de l’instrumentalisation enfin, auquel les liens d’amitié forts que nous entretenons avec certaines personnes et certains groupements très investis dans la représentation mémorielle juive pourraient nous conduire 1596 .
Malgré certaines originalités (Grenoble, située en zone sud, est une ville refuge qui accueille de nombreux Juifs pendant la guerre ; création du CDJC par Isaac Schneerson en 1943 1597 , etc. ; cf. supra, notre présentation de l’histoire de la région) dont on aurait pu penser qu’elles suffiraient à modifier, en l’accélérant, le processus de structuration de la mémoire juive grenobloise, il semble bien qu’à Grenoble comme dans toute la France, le rythme de son élaboration obéisse aux mêmes difficultés, à savoir qu’elle est, dans ses manifestations publiques, quasiment invisible, ou en tout cas malaisément repérable – ce qui bien entendu ne signifie pas qu’elle n’existe pas – et surtout que sa chronologie obéit globalement aux étapes décrites notamment par Annette Wieviorka 1598 . On a déjà dit le malentendu dont souffre la mémoire juive à Grenoble au cours de la fin de l’année 1944 et au moment de la Libération des camps en 1945. Assimilée trop rapidement au groupe des déportés, les Juifs sont « évincés » (cf. supra, le premier chapitre de notre première partie). Ce premier constat pose d’ailleurs la question d’une autre assimilation, qui tend dès l’époque à ne parler de l’expérience juive du conflit qu’à travers l’épreuve ultime de la Déportation, négligeant la plupart du temps de s’intéresser à d’autres de ses aspects (vie quotidienne, Résistance, spoliation, etc.) 1599 . Et, pour dire le vrai d’emblée, on est confronté à de tels silences au cours surtout de la décennie cinquante, qu’on en est souvent réduit à émettre des hypothèses. Comme celle par exemple dont nous avons débattue longuement avec le meilleur spécialise de l’histoire juive contemporaine locale, Roland Lewin, et qui nous fait expliquer l’apparition tardive à Grenoble d’une mémoire juive effective par la grande importance soudainement prise au sein de la communauté locale par les Juifs d’origine séfarade rapatriés d’Algérie après 1962 1600 .
Notre questionnement peut donc se ramener à l’établissement d’une chronologie la plus fine possible de l’apparition, de la structuration et du message délivré par la mémoire juive grenobloise entre 1944 et 1964, ainsi évidemment que des évolutions internes et externes qu’elle connaît au cours de cette période. Pour rendre cette analyse plus dynamique, nous avons choisi de l’articuler en trois temps.
Tout d’abord, nous verrons que les Juifs qui sont présents à Grenoble immédiatement après la guerre cherchent à exister et à revivre . Ayant par trop souffert du régime d’exception civique et sociale que leur ont imposé Vichy et les Allemands, ils tentent un retour le plus rapide possible à la normale et conservent de la période de l’Occupation des habitudes de vie qui les poussent à se regrouper.
Ensuite, la période qui s’étend de 1945 à 1948 semble correspondre, en tout cas pour la frange la plus motivée de la communauté juive grenobloise, au passage à un militantisme tous azimuts, autorisé par la constitution d’une mémoire soudainement revendicative. Principalement axé autour de trois préoccupations (la Palestine et le Sionisme ; l’antiracisme ; la spoliation) ce mouvement se veut positif en choisissant d’investir la sphère du débat public au nom justement de la mémoire si particulière qu’il partage.
Il faut enfin poser la double question de ce qu’est à Grenoble la mémoire de la Shoah 1601 et de ce que sont les lieux où elle s’incarne. On a déjà suggéré plus haut que, pour les Juifs comme pour les non Juifs, construite en abyme, la mémoire juive n’est pas forcément qu’une mémoire de l’extermination. Cette intuition se vérifiera sur le terrain mémoriel, tant cette mémoire-là a du mal à se structurer pour elle-même, à se distinguer et à s’affirmer publiquement. Qui parle d’Auschwitz, quand et comment ? Voilà en fait la question centrale. Y a-t-il eu dans cette période indicibilité de la Shoah ou au contraire défaut de réception de la part des Grenoblois, et donc plutôt incommunicabilité ? Puisque tout semble indiquer que la mémoire de la Shoah, se heurtant à de nombreux obstacles dans sa maturation, est elle-même un cas à part au sein de cette exception qu’est déjà la mémoire juive, il faudra déterminer si elle parvient à véritablement se singulariser ?
L’étrange défaite. Témoignage écrit en 1940, Paris, Gallimard, p. 31-32 de l’édition de poche dans la collection « Folio Histoire », 1992.
Claude Collin, « Ces étrangers d’ici qui choisirent le feu... Francs-Tireurs et partisans de la main-d’œuvre immigrée : le cas des unités Carmagnole (Lyon) et Liberté (Grenoble) » », in Cahiers d’Histoire, tome 37, n°1, 1992, p. 41-71 ; Jeune combat. Les jeunes juifs de la MOI dans la Résistance, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1998, 143 p. ; Olivier Vallade, thèse de troisième cycle en cours sur la répression dans l’Isère pendant la guerre ; Tal Bruttmann, Les persécutions raciales en Isère sous l’occupation allemande (septembre 1943-août 1944), TER sous la direction de Jean-Claude Lescure, Université Pierre Mendès France – Grenoble II, UFR des Sciences humaines, Département d’histoire, octobre 1999, 245 p. (et un volume d’annexes tout aussi conséquent). Lire aussi le mémoire de fin d’études présenté à l’IEPG (nous figurions dans le jury) par Frédéric Chantin, sous la direction de Roland Lewin, Carmagnole et Liberté : les Francs-Tireurs et Partisans de la Main-d’œuvre Immigrée dans la Résistance en Rhône-Alpes, 1997, 240 p.
A propos des difficultés à rendre compte « muséographiquement » de la mémoire juive de la guerre, lire Jean-Claude Duclos : « Les Résistants, les historiens et le muséographe : histoire d’une transaction », in Résistants et Résistance, actes du colloque de Saint-Denis, op. cit., p. 224-225 notamment..
Nous sommes en effet très proche de Simone Lagrange dont on connaît l’aura dans la région. Nous avons aussi pendant longtemps participé de près aux activités du Cercle Bernard Lazare de Grenoble (colloques, expositions, etc.).
Pour marquer le cinquantenaire de la création du CDJC, une table ronde fut organisée à Grenoble en 1993 autour du thème suivant : « Le sort des Juifs dans le Dauphiné et en zone italienne » ; voir le numéro 149 du Monde juif, qui en donne le compte rendu intégral (et qui évoque également dans un dossier très riche le thème « Des usages de la mémoire »).
Annette Wieviorka, Déportation et génocide : entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992, 506 p.
Il faut d’ailleurs noter que l’historiographie savante a tendance a procéder de la même manière.
Ce qui pour Roland Lewin explique le vide des archives des deux synagogues grenobloises, toutes deux fondées par des Juifs séfarades après 1962. Notons d’ailleurs que cette date correspond à peu près à l’ouverture du procès Eichmann en 1961, qui marque le début d’une prise de conscience à grande échelle de la spécificité de la mémoire juive.
Les historiens préfèrent en général employer ce terme (qui signifie « catastrophe » en hébreu) à ceux, plutôt moins appropriés, de génocide et d’Holocauste.