I – Exister et revenir à la normale : 1944-1945.

A – Gratitude générale et réintégration nationale.

Avant même de penser à mettre en place une mémoire qui leur soit spécifique, les Juifs à Grenoble expriment leur gratitude à ceux qui leur ont permis de survivre pendant l’Occupation et manifestent une envie de réintégrer le plus vite possible la communauté nationale. Notre hypothèse est que cette double volonté (dire merci, revenir à la normale) enraye en quelque sorte le processus d’émergence de la mémoire juive. En effet, elle suppose de gommer les irréductibles aspérités historiques du sort des Juifs pendant la guerre et cela dans l’espoir de pouvoir renouer au plus vite avec une existence normale, comme le confirme cette notation puisée dans le compte rendu de la réunion du CDLN de l’Isère qui s’est tenue le 31 août 1944, c’est-à-dire une semaine après la Libération de Grenoble : ‘ « Questions juives : au sujet de plusieurs articles parus dans la presse relatifs aux Juifs, Ciment fait connaître que ceux-ci lui ont demandé de ne pas faire une telle publicité ’ ‘ 1602 ’ ‘ . ». ’ Ce choix revient à volontairement adopter un profil mémoriel bas. Ainsi, l’Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide 1603 écrit-elle le 27 septembre 1944 à monseigneur Caillot, évêque de Grenoble, mais aussi au maire de Grenoble et au préfet Reynier.

‘« Monseigneur,
L’Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide à l’honneur d’exprimer à votre haute bienveillance sa profonde reconnaissance, pour l’intérêt que vous avez bien voulu témoigner à l’activité de notre organisation, en acceptant de vous faire représenter à notre Réunion Commémorative de dimanche dernier.
L’accueil ému fait à votre représentant vous a prouvé le respect et la gratitude que la population israélite de l’Isère ressent à l’égard de l’Église Catholique pour l’aide généreuse et profondément charitable qu’elle lui a prodiguée au cours de l’Occupation nazie.
Nous nous permettons donc de renouveler ici l’expression de notre profonde reconnaissance et de nos sentiments les plus respectueux.
Le Secrétaire 1604 . »’

Non seulement l’UJRE ne manifeste donc aucune revendication particulière, mais en plus elle délivre aux trois autorités à qui elle s’adresse une manière de quitus mémoriel, pour le moins surprenant en ce qui concerne la hiérarchie catholique locale 1605 . Notons également qu’elle n’incrimine que les Nazis, épargnant ainsi les responsabilités françaises dans la politique de ségrégation et d’extermination. Les motivations qui président à l’organisation de la ‘ « Semaine de l’Enfance juive martyre » ’, en octobre 1945, résument bien ce double souci de gratitude et de réintégration, additionné d’un oubli d’implication de Vichy. A lire la lettre que le Comité départemental adresse au maire le 18 octobre, on apprend en effet que ‘ « cette grande action a pour but de remercier toutes les bonnes volontés parmi la population française qui ont contribué au sauvetage de la malheureuse enfance juive pendant l’Occupation allemande et aussi de venir en aide aux enfants juifs rescapés de l’enfer hitlérien ’ ‘ 1606 ’ ‘  ».

Reste cependant qu’aucune des trois personnalités publiques contactées ne se déplace personnellement, chacune préférant déléguer un représentant. Il n’y aurait rien là de particulièrement révélateur, les emplois du temps surchargés des autorités ne leur laissant que peu de liberté, n’était le fait que cette absence se reproduit presque systématiquement, au point de devenir même la règle. C’est ce que prouve par exemple la liste exhaustive de la correspondance qu’échangent la mairie et les associations juives grenobloises entre 1944 et 1948, que nous reproduisons en annexe n° XXI. Il s’agit presque exclusivement d’invitations à assister et participer à des soirées caritatives, artistiques et, plus rarement, politiques ou religieuses 1607 . Sur les onze courriers adressés au maire, une seule fois il s’implique directement : quand il accepte, le 18 octobre 1945, d’accorder son « au patronage [aux] diverses manifestations pendant la “Semaine” [de l’Enfance Juive Martyre] du 22 au 29 octobre 1945 » ! Jamais il ne se rend personnellement aux galas ou aux cérémonies. Dans la majorité des cas, il ne délègue même pas un de ses adjoints ! Cette abstention répétée pose évidemment des questions. Peut-on parler d’un ostracisme mémoriel conscient à l’égard des Juifs ? A notre avis non, car il ne s’exprime pas en tant que tel, ni officiellement (et pas plus d’ailleurs en marge par exemple de telle correspondance), ni dans les confidences de tel ou tel 1608 . Cette absence est-elle l’apanage d’un parti politique ? Encore non, puisque ni Lafleur (maire de la Libération), ni Martin (SFIO), ni Bally (RPF) ne déroge à cette règle de l’abstention. Choque-t-elle la communauté juive ? Apparemment non. En tout cas elle ne s’en plaint pas et elle renouvelle, à intervalles très réguliers, ses invitations.

Au bout du compte, il semble bien que cette loi de l’abstention soit révélatrice de la place que la communauté grenobloise rendue à sa liberté réserve à la mémoire juive (cf. supra). Cette dernière est une parmi d’autres mémoires. Ni plus (on ne peut pas dire qu’il y a un surinvestissement public dans sa reconnaissance !), et peut-être même un peu moins que telle autre mémoire « sociale », la mémoire juive n’échappe à l’arasement général des mémoires qu’opère le face-à-face communistes/gaullistes, puisque, par définition apolitique, elle ne fait pas encore l’objet d’un clair enjeu de mémoire, au contraire de cette autre catégorie que sont par exemple les Prisonniers ou les déportés.

On pourrait alors se risquer à écrire que, « légaliste » en diable 1609 , elle fait doublement figure de quantité négligeable dans un contexte où priorité est donnée à la mise en avant de la mémoire résistante et où l’affrontement politique pour son monopole ne laisse que peu de place à l’expression des autres.

Notes
1602.

ADI, 13 R 1013, « Archives du CDLN de l’Isère ».

1603.

D’obédience communiste.

1604.

ADI, 13 R 1052, « Photocopies de documents provenant de l’évêché faites en 1978. Correspondance et témoignages au sujet des Juifs et des étrangers pendant l’Occupation 1942-1945 ». Le secrétaire de l’UJRE est Manfred Imerglik – « Docteur en Droit, Lauréat de la Faculté de Strasbourg », précise sa carte de visite.

1605.

Le dossier 13 R 1052 des ADI, établi par Ambroise Jobert, professeur d’histoire à l’Université de Grenoble, fervent catholique, grand amoureux de la Pologne dont il est un spécialiste incontesté, très proche politiquement du MRP et s’exprimant parfois dans son journal local, Le Réveil, est très mince. Il comporte une dizaine de documents qui tendent à prouver que Monseigneur Caillot a eu une action de protection des Juifs dans l’Isère. On a d’ailleurs l’impression que son dossier a été établi dans le but manifeste de dédouaner le prélat des accusations qui pèsent contre lui d’avoir été, quant à l’antisémitisme, tout aussi suiviste de la politique vichyste que dans d’autres domaines. Archives Nationales, AJ38 3600 : la note de renseignement n°18 en date du 22 mars 1943, intitulée « Relations avec les autorités religieuses », attribue une « note » à chacun des prélats suivants, en fonction de leur degré d’adhésion à la politique de la Révolution nationale : « GAUDEL + + + + ; CAILLOT + + + ; THEAS - - ; SALIEGE - - - -». A signaler cependant, cette pièce qui rappelle les belles mises en garde adressées par le Comité diocésain du cinéma de Grenoble à propos du Juif Suss. Cf. annexe n° XX.

1606.

Archives Municipales de Grenoble, 4 H 36, pochette 26, « Associations juives ». Cette opération se déroule « sous la Présidence d’honneur de M. Billoux , Ministre de la Santé Publique, et de M. Frenay , Ministre des Prisonniers, Déportés et Réfugiés ».

1607.

L’Association culturelle Israélite de Grenoble – qui compte 80 adhérents de nationalités différents, d’après un rapport des Renseignements Généraux d’octobre 1945 (n° 5405) – invite ainsi le préfet à « assister à la cérémonie d’actions de Grâce, à l’occasion de la Victoire qui aura lieu à l’Amphithéâtre de la rue du Lycée le vendredi 18 mai à 18 h 30 » ; ADI, 13 R 894, « Juifs. Sociétés juives. Questions juives diverses, circulaires et enquêtes. 1941-1951 ».

1608.

Interrogé par nous sur l’absence remarquée du grand démocrate qu’était son père – venu à la politique par l’« Affaire Dreyfus » –, Georges Martin nous certifiait que ce n’était évidemment pas par antisémitisme, mais que « les Juifs, c’est de la religion » et qu’un laïque comme lui n’a pas à se rendre à des manifestations religieuses. Entrevue du 23 septembre 1998.

1609.

Lire supra « La Pierre et les murs », sur la perte de ce chèque, destiné à l’érection du Monument aux morts de la Résistance à Grenoble, que voulut verser dans les premiers le Rabbin Eichiski.