B – Se regrouper : une nécessité mémorielle vitale.

Le grand nombre des associations juives – porteuses de mémoire par excellence – qui sont actives à Grenoble à la libération mérite d’être signalé.

Selon nous, il illustre en effet une autre particularité du fonctionnement interne de la mémoire juive, à savoir son repliement communautaire . Échouant à se faire pleinement reconnaître dans l’espace public, la mémoire juive est en retour extrêmement efficace dans son organisation associative, même si certaines associations semblent avoir eu une audience limitée. Cette « frilosité » est de plus augmentée par une certaine propension de la communauté juive grenobloise à vivre « entre elle ». Même si elle est parfaitement intégrée et pour une grande partie assimilée, elle n’en réagit pas moins comme une minorité. Une culture millénaire de la persécution, les abominables exactions subies pendant la guerre, conduisent logiquement les Juifs grenoblois à ne pas s’indigner publiquement du peu de cas que l’on fait de leur mémoire, mais, plutôt, et certainement par prudence, à choisir la discrétion.

Le rôle des associations juives grenobloises est prépondérant. Elles tissent à la Libération un réseau de sociabilité strictement juif, qui couvre tous les domaines, depuis l’action politique jusqu’à la défense sociale. En ce sens, Simone Lagrangepar exemple nous disait que les réflexes de solidarité qui prévalurent pendant les heures sombres étaient encore de mise à la Libération. Beaucoup de ces associations qui servent de support principal à la mémoire juive grenobloise sont en effet la continuation des mouvements nés pendant l’Occupation, dont le principal but était la lutte sans répit contre les Allemands et les miliciens.

D’une façon très nette, ces nombreuses associations, qu’elles soient nées dans la clandestinité ou qu’elles apparaissent à partir d’août 1944, fonctionnent donc comme des lieux privilégiés de refuge, mais aussi de cantonnement et donc de marginalisation de la mémoire juive. Là plus qu’ailleurs, la compartimentation est très visible ; plus ou moins imposée au départ, elle est vite acceptée et même rapidement transformée en atout 1610 .

Un rapport du Service Départemental des Renseignements Généraux rappelle ainsi qu’en octobre 1945 ‘ « de nombreuses Sociétés Juives existent dans [mon] secteur, mais un certain nombre d’entre elles sont de faible importance et leur activité semble décroître ’ ‘ 1611 ’ ‘  ». ’ Le Commissaire Principal signale l’existence de pas moins de 15 associations (lui écrit « sociétés ») juives à Grenoble à l’automne 1945 1612 . L’essentiel consiste donc bien à se regrouper, au nom d’une expérience commune tragique du conflit et de veiller à ne laisser personne en dehors des réseaux de solidarité communautaire. A destination interne, cet activisme associatif de la mémoire juive poursuit classiquement trois types de buts (social, politique et culturel). Il est d’ailleurs clair que le volet social est le plus représenté 1613 . Les « sociétés de « bienfaisance » sont en effet les plus nombreuses, avec une forte représentation des associations qui viennent en aide aux enfants. Qu’ils s’agissent de l’Oeuvre de Protection des Enfants Juifs (dont le but est ‘ « de recueillir, héberger, nourrir, vêtir, instruire les enfants juifs, organiser des crèches, patronages et colonies scolaires pour les enfants juifs nécessiteux dont les parents ont été fusillés, déportés ou ont disparu ’ ‘ 1614 ’ ‘  » ’), de l’Œuvre de Secours aux Enfants et de Protection Sanitaire des Populations Juives (l’OSE – qui « serait une organisation très puissante » précise le rapport, étend son activité sur les cinq départements de l’Isère, la Savoie, la Haute-Savoie, les Hautes et les Basses Alpes 1615 ), ou encore de l’Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide (qui ‘ « consacre une grande partie de son activité aux enfants de déportés ’ ‘ 1616 ’ ‘  » ’), il est certain que de telles associations développent une certaine vision du conflit, fondée sur des souvenirs enfantins particulièrement cruels d’arrachement et de solitude. La tâche est ô combien difficile qui induit forcément une mémoire votive des disparus, tout en essayant d’aider leur descendance à vivre sans eux.

Ce même document permet d’ailleurs d’appréhender une difficulté supplémentaire propre à la mémoire juive. En effet, comment structurer, à l’échelle locale, une mémoire déjà si particulière, si ceux qui la partagent ne restent pas sur place pour la faire vivre ? Pour expliquer la perte générale d’effectifs et d’activité de ces 15 organisations, le Commissaire Principal avance en effet que ‘ « ces caractères s’accentuent au fur et à mesure de nombreux départs de familles israélites, qui quittent Grenoble pour rejoindre leur ancien domicile, dans l’Est de la France ou à Paris ’ ‘  » ’. En effet, beaucoup de Juifs réfugiés à Grenoble ne s’y installent pas au sortir de la guerre. Ainsi, l’antenne grenobloise de la Fédération des Sociétés Juives de France réunit plusieurs groupes ou sociétés dont le destin, si elles atteignent leur but, est de disparaître à plus ou moins long terme. L’Association des réfugiés Alsaciens Lorrains israélites, les Juifs Allemands ou encore l’Association des Juifs Polonais agissent expressément pour que leurs adhérents rentrent chez eux 1617 . Le manque à gagner pour la mémoire de la communauté est évident, qui voit certains de ses membres les plus actifs regagner peu à peu leur région d’origine départs (la Pologne notamment 1618 ). Les Juifs seront donc de moins nombreux à Grenoble à partir de la fin de l’année 1945 pour promouvoir leur propre mémoire, d’autant que d’autres organisations tentent de mettre en place d’autres retours plus lointains encore (comme nous le verrons plus avant en étudiant l’activisme sioniste à Grenoble).

C’est sûrement ce qui explique leur relatif silence pendant les trois ans qui suivent. Aucun rapport des RG ne vient fournir en 1946 ni en 1947 de vision d’ensemble de la vie associative juive 1619 . Quand on connaît la célérité que mettent les Renseignements Généraux à enquêter sur la moindre activité, publique ou non, en ces années d’après-guerre, il y a dans ce silence plus qu’un indice. Et il faut attendre le 16 juin 1948 pour disposer d’une telle pièce, qui fait elle-même référence au rapport précédent, à savoir celui d’octobre 1945 1620 . Il semble d’ailleurs que ce subit regain d’intérêt soit plutôt dû à la récente création de l’État d’Israël, le préfet voulant apparemment connaître l’état d’esprit de la communauté juive de l’Isère à ce sujet.

Le rapport de 1948 confirme la déperdition, ne mentionnant que six ‘ « organisations ou associations juives qui déploient quelque activité à Grenoble ’ ‘ 1621 ’ ‘  ».

Cette perte numérique participe à l’accentuation du phénomène de manque de réception par Grenoble de la mémoire juive : moins nombreux, les Juifs grenoblois sont par définition plus isolés sur le terrain mémoriel.

Notes
1610.

« Si je ne me soucie pas de moi, qui se souciera de moi ? Si ce n’est pas maintenant, quand ? Mais si je ne me soucie que de moi, qui suis-je ? » dit un apologue du Talmud, cité par Lévinas et Hannah Arendt, comme le rappelle Alain Finkielkraut, in L’ingratitude. Conversation sur notre temps, Paris, Gallimard, 1999, p. 53.

1611.

ADI, 13 R 894, « Juifs. Sociétés juives. Questions juives diverses, circulaires et enquêtes. 1941-1951 ». Rapport des RG n° 5620, daté du 11 octobre 1945.

1612.

Voir annexe n° XXII pour un exemple de leur action.

1613.

Le même rapport des RG mentionne que « sur 15 organisations ci-dessous mentionnées, huit ont un caractère social ». Apparemment, c’est le Comité Juif d’Action Sociale et de Reconstruction qui, financé notamment par l’« American Joint » est le plus actif à Grenoble en 1945, prenant « à sa charge l’activité sociale que déployait auparavant le Comité Uni de Défense Juif de l’Isère » dont « l’activité est à peu près nulle » ; ADI, ibidem.

1614.

ADI, ibid.

1615.

ADI, ibid. Lire, sur l’OSE, l’ouvrage que Sabine Zeitoun, la directrice du Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon, a tiré de sa thèse, L’œuvre de secours aux enfants. L’O.S.E. sous l’Occupation en France : du légalisme à la Résistance, 1940-1944, Paris, L’Harmattan, collection « Chemins de la mémoire », 221 p., 1990.

1616.

ADI, ibid.

1617.

Installée au 7 de la rue Jean-Jacques Rousseau, la Fédération des Sociétés Juives de France était très fréquentée par les Juifs de Grenoble. Roland Lewin se rappelle y avoir accompagné ses parents à de nombreuses reprises dans l’immédiat après-guerre.

1618.

Le rapport susmentionné des RG note que « l’Organisation des Juifs Polonais qui a fait l’objet de mon rapport n° 1018 [ou 1618, la graphie étant difficilement visible..] du 19 février 1945 [a une] activité maintenant très réduite ». Sûrement la majorité de ses militants sont-ils alors en voie de rapatriement vers la Pologne.

1619.

Si ce n’est celui du 2 septembre 1946 (n° 5442), qui prévient que c’est la « Section de Grenoble de l’Union des Etudiants Juifs de France qui est en charge de l’organisation du premier Congrès Mondial de l’Union Mondiale des Étudiants Juifs du 1 er au 4 septembre 1946 à Uriage-les-Bains ». Ce congrès fait d’ailleurs suite à un camp d’été qui s’est tenu du 20 juillet au 5 septembre, toujours à Uriage et qui a réuni « 300 étudiants juifs de toutes nationalités [...]. On a compté parmi eux : environ 150 Français, 48 Anglais, 25 Hollandais, 25 Tunisiens, 25 Tchécoslovaques, 10 Belges, 5 Suisses, 5 Palestiniens, 3 Polonais, 2 Italiens, 1 Suédois, 1 Finlandais ». Une centaine sont annoncés au Congrès Mondial, les délégués soviétiques faisant défaut ; ADI, 13 R 894. Voir annexe n° XXIII.

1620.

L’objet du rapport n° 3054 des R.G. du 16 juin 1948 est en effet ainsi libellé : « OBJET : A/S des organisations juives à Grenoble (Cf. mon rapport n° 5620 du 11 octobre 1945) » ; ADI, ibidem.

1621.

Cinq sont d’ailleurs à vocation sioniste et seulement une à but caritatif, ce qui traduit un très net renversement dans le militantisme associatif mémoriel, comme nous le verrons. D’ailleurs, le Comité Juif d’Action Sociale et de Reconstruction ferme ses portes fin septembre 1948. Rapport RG n° 4314 du 11 septembre 1948 ; ADI, ibid.