C – Deux exemples de cérémonies commémoratives. La mémoire juive choisit le combat.

Assurer la solidarité envers les plus démunis au nom d’une mémoire douloureuse du conflit est une première étape essentielle puisqu’elle œuvre à la survie matérielle et psychologique de la communauté. Mais dans la même séquence chronologique, se met en place une autre représentation, que les Juifs eux-mêmes veulent livrer de leur expérience de la guerre et qui met volontairement l’accent sur la dimension du combat, la mémoire juive globale, surtout perçue jusqu’alors comme une mémoire victimaire, s’en trouvant alors nuancée.

Dès le 28 novembre 1944, le maire de Grenoble reçoit une invitation de l’Union de la Jeunesse Juive de France pour une « matinée de manifestation artistique ». Ce qui est nouveau, bien plus que la nature de cette matinée de bienfaisance, qui mêle spectacle et commémoration 1622 , c’est qu’elle se tient ‘ « au profit des familles des victimes de la Résistance ’ ‘ 1623 ’ ‘  ». ’ Le carton d’invitation qui tient lieu de laissez-passer stipule lui que ‘ « la matinée artistique [est organisée] au profit de ces vaillants soldats ’ ‘ 1624 ’ ‘  ».

L’UJJF tente ainsi de proposer une version de l’image des Juifs pendant la guerre non plus figés dans le malheur de leur sort de victime, mais qui s’articule autour du souvenir de combattants qui ont eux aussi pris leur part de l’activité résistante. Les jeunes Juifs tentent de briser l’image à leurs yeux fausse et trop négativement connotée d’une communauté tout entière vouée au martyre et de la positiver en cherchant à intégrer la mémoire de la Résistance. Tout aussi patriotes que leurs amis de la Résistance non juive (ils font jouer « 14 juillet » de Romain Rolland), ils informent Grenoble qu’eux aussi se sont battus. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que l’UJJF n’insiste pas sur sa « judéité ». Elle semble même la passer volontairement sous silence, désireuse qu’elle est de se diluer dans la globalité de la mémoire résistante.

C’est dans le même ordre d’idée qu’on célèbre, le 28 avril 1947, « la Bataille du Ghetto de Varsovie 1625  ». Cette fois ci, c’est la section de l’Isère du Comité Uni de Défense des Juifs qui s’occupe de l’organisation de la cérémonie, faisant intervenir pas moins de trois orateurs, avant de laisser les artistes s’exprimer 1626 . La commémoration de l’insurrection du ghetto de Varsovie est particulière parce qu’il s’agit de célébrer un épisode extra-national de la Résistance juive. Sortant ainsi du strict cadre français, le CUDEF choisit de faire référence à la lointaine Pologne, tout à la fois terre du martyre et lieu de l’expression de l’honneur juif combattant.

Beaucoup des Juifs présents à Grenoble en 1944 veulent se battre pour prendre une part la plus active possible à la Libération du territoire et à la défaite de l’Allemagne nazie, comme en témoigne la belle et émouvante lettre qu’adresse au préfet la section Isère du Comité Uni de Défense des Juifs le 31 août 1944.

‘« Monsieur le préfet,
J’ai l’honneur de vous faire part du vœu exprimé à l’unanimité des membres de mon comité à sa réunion du 29 courant ainsi conçu : “Le comité Uni de Défense des Juifs (section Isère) se fait l’interprète de la population Israélite du département de l’Isère comprenant un grand nombre d’étrangers, exprime le vœu qu’en cas de mobilisation les étrangers soient appelés sous les drapeaux au même titre que les Français pour défendre le Pays du Droit de l’Homme et du Citoyen ou pour vaincre l’ennemi le plus redoutable que représente le national-socialisme boche” […]. Le secrétaire général, J JACOUBOVITCH ex. YACOVLEFF dit Jules 1627 . »’

Manifestant un amour enthousiaste pour le « pays des Droits de l’Homme et du Citoyen » cherchant à mobiliser l’ensemble de la « population israélite du département de l’Isère », y compris les « étrangers », le CUDEF n’évoque pas du tout le rôle de Vichy, pour se focaliser sur le « national-socialisme boche ». L’ennemi clairement identifié et désigné sans hésitation est allemand, nazi. On peut être étonné de cette absence de vindicte, qui va d’ailleurs durer, au moment pourtant où s’amorce l’épuration à l’égard de Vichy. Les Juifs eux-mêmes ne pouvaient surtout ignorer les responsabilités françaises dans la politique de ségrégation, de répression et de collaboration aux déportations massives. Est-ce encore une fois l’envie de réintégrer le plus rapidement possible le corps social de la nation qui dicte au CUDEF cette attitude mesurée ? Ou lui-même ne mesure-t-il pas encore à cette date les ravages de la Shoah ? La question reste posée. Mais il faut bien noter la particularité de cette toute première représentation, parce qu’elle codifie la première mouture de mémoire juive : l’ennemi, c’est l’Allemand nazi 1628 .

L’autoreprésentation juive du conflit va amorcer un autre changement d’orientation au cours de l’année 1946. En effet, nouvelle venue, la politique fait à cette date son apparition dans le champ de la mémoire juive, bouleversant au passage le précaire équilibre (victime/combattant) auquel elle était parvenue.

Notes
1622.

La lettre précise que « le spectacle se composera d’une partie gaie : sketchs, danses, chants, musique de jazz. Ensuite, nos camarades joueront 14 juillet une adaptation de la pièce de Romain Rolland  » ; AMG, 4 H 36.

1623.

C’est nous qui soulignons ; AMG, ibid.

1624.

C’est nous qui soulignons ; AMG, ibid. Déjà en septembre, l’UJRE invitant le préfet à sa matinée artistique, indique significativement qu’elle se tient « au profit des familles juives de la Résistance [autour] des divers représentants des organisations juives ayant travaillé pendant l’illégalité ».

1625.

AMG, ibid. Invitation adressée au maire le 24 avril, accompagnée d’un exemplaire du programme. Il semble qu’en 1946, cette « Fête commémorative du Ghetto de Varsovie  » n’ait pas rencontré un succès considérable (les RG, dans leur rapport n° 2524 du 29 avril 1946, signalent en effet que « […] l’activité [du CUDEF] est de plus en plus réduite »). On n’a en tout cas trouvé aucune trace de compte rendu dans la presse. Déjà en 1945, le CUDEF avait invité le préfet a assisté à la « cérémonie commémorative en l’honneur du deuxième anniversaire de l’Insurrection armée des Juifs du Ghetto de Varsovie » ; ADI, 13 R 894.

1626.

Les orateurs sont le « Professeur agrégé Feinberg  », les « amis des lettres Hollaender et Oscar  ».

1627.

ADI, 13 R 894.

1628.

Un autre silence est frappant, surtout quand on sait la place objective qu’ils méritent au sein du panthéon mémoriel grenoblois de la Résistance. On ne parle en effet pas des MOI, pour des raisons que nous analyserons plus avant.