A – Un enjeu politique de la mémoire juive de la Seconde Guerre mondiale : le sionisme.

C’est une belle pièce documentaire que le tract que diffuse dans l’Isère en septembre 1946 ‘ « l’IRGOUN ZVAI LEOUMI (organisation militaire de Résistance juive) ’ ‘ 1629 ’ ‘  ». ’ On y lit notamment une claire référence au combat mené les années précédentes par la Résistance en France, comparaison établie pour expliquer et justifier auprès de l’opinion grenobloise la lutte de l’Irgoun en Palestine. La grille de lecture est simple, qui assimile les Anglais aux Allemands dans leur action d’occupation illégitime, et la Résistance juive à la Résistance française. Voici le passage le plus fort de ce texte.

‘« […] la Grande-Bretagne se trompe en croyant venir à bout de la Résistance juive. Inspirée par l’exemple héroïque des mouvements de Résistance Français et par la tradition d’Israël qui pendant cette guerre fut le premier à se révolter ouvertement contre les Allemands dans la bataille du Ghetto de Varsovie, les jeunes juifs de Palestine ont pris les armes. Pour la reconquête de leur patrie, pour que la Palestine devienne l’État juif. Ils sont prêts à tous les sacrifices. Des centaines de prisonniers de la Résistance juive en Palestine sont condamnés à mort par les tribunaux de l’occupant britannique, mais accueillent le verdict en chantant l’hymne national juif […] 1630 . »’

Ce qui est très intéressant, c’est à la fois la filiation affirmée à la Résistance française et la revendication d’antériorité dans la lutte contre les Allemands qu’illustre l’épisode, décidément centrale pour la mémoire juive la plus engagée, de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Le combat a donc changé de lieu. Mais si son théâtre d’opération s’est déplacé, son principe et sa nature sont les mêmes qu’entre 1943 et 1945. Il s’agit bien de lutter – de « Résister » – contre les forces du mal. Or pour faire entendre son message à la France de 1946, pour espérer impliquer la population, l’Irgoun fait comme toutes les forces politiques qui animent le débat publique à l’époque : il se réclame de la Résistance, concluant son tract d’une triple exclamation : ‘ « A BAS L’OPPRESSEUR BRITANIQUE EN PALESTINE ! VIVE L’ÉTAT JUIF ! VIVE LA FRANCE ! »

Certes, ce n’est pas en septembre 1946 que les Grenoblois entendent parler pour la première fois du sionisme. Déjà en mai 1945, puis encore en octobre, des conférences publiques sont organisées à Grenoble pour expliquer ce qu’est le mouvement et comment il envisage l’après-guerre 1631 . Les Renseignements Généraux notent même fin mai 1945 qu’‘ « à Grenoble où séjournent une assez grande quantité d’Israélites de toutes nationalités, le Comité Central de Paris ’ ‘ de l’Organisation Sioniste de France a désigné un délégué chargé de recruter des partisans et de former si possible une section ’ ‘ 1632 ’ ‘  » ’. Mais c’est la première fois qu’une telle comparaison historique est établie entre les deux situations et que certains des Juifs présents à Grenoble font appel aussi nettement à la mémoire de la Résistance pour expliciter leur engagement en Palestine.

Il faut d’ailleurs signaler que parmi les militants sionistes actifs à Grenoble, beaucoup ont participé à la Résistance. Cette dimension « générationnelle » n’est pas à négliger parce qu’elle insiste utilement sur le milieu dans lequel évoluent ces hommes, jeunes pour la plupart. Leur destin est en effet remarquable, qui leur fait engager parmi les plus beaux combats du siècle, à quelques années de distance. Envisageons l’exemple éloquent du secrétaire des Sionistes Socialistes grenoblois, Moïse Maurice Gourvitch. Né le 11 janvier 1923 en Pologne, naturalisé Français et vivant à Grenoble 1633 , il était pendant la guerre agent du deuxième Bureau FFI. Quant au secrétaire du Mouvement de Jeunesse Sioniste, Othon Gelberch, il est originaire de Vienne, en Autriche, il a deux enfants et a participé à la Résistance au sein de l’Organisation Juive de Combat, rattachée à l’Armée Secrète de l’Isère 1634 . Moses Keller, lui, est né en Roumanie, à Stanesti, en 1907. Il dirige le dernier venu des groupes sionistes de Grenoble, Aschomer Azair, crée en 1948, dont les enquêteurs RG nous disent que ‘ « c’est un groupement de jeunesse israélite [une dizaine de membres], de tendance communiste, englobé dans le mouvement général sioniste ». ’ Lui aussi a été actif sous l’Occupation puisqu’il a déployé son activité au sein du Mouvement National contre le Racisme 1635 .

Il est donc logique que, les choses s’accélérant en Palestine, ces jeunes hommes fassent naturellement le lien entre les deux épisodes 1636 ...

L’année 1948, on le sait, est marquée par la création de l’État hébreu. A Grenoble, la Haganah 1637 délègue même un de ses membres, le 9 mars, pour animer ‘ « une réunion destinée à affirmer la solidarité de cette colonie avec la Palestine ’ ‘ combattante ’ ‘ 1638 ’ ‘  » ’. Enfin, le 20 mai 1948, les principales personnalités publiques de Grenoble sont cette fois ci présentes à la ‘ « manifestation destinée à célébrer la fondation de l’Etat d’Israël ’ ‘  » organisée par le « groupement de Grenoble de la Fédération Sioniste de France ’ ‘ 1639 ’ ‘  ».

Cette manifestation clôt un premier cycle, celui de la lutte pour l’accès à l’indépendance nationale que des Juifs (mais combien ?), depuis Grenoble, ont menée pendant quatre ans, arguant souvent de leur mémoire de résistants. Attribuant à la mémoire une fonction dynamique, ils ont su marcher de l’avant. Sûrement d’ailleurs que cela n’alla pas sans friction au sein même de la communauté. En effet, le secrétaire de l’UJRE, Nordles Hjdelman 1640 est présenté par les RG comme « [n’approuvant] pas les idées et le programme des Sionistes ». Il représente une autre mémoire juive, elle aussi résistante, mais « pro-intégrationiste » si l’on peut dire. On peut alors penser qu’il y eut des frictions avec les jeunes sionistes qui se réclamaient au contraire de la Résistance pour justifier leur combat en Palestine. Mais, sans document pour étayer cette hypothèse, nous sommes ici réduits aux conjectures.

Reste que cette nouvelle victoire a malheureusement des effets pervers. Ainsi, différent car plus daté, et s’appuyant sur la situation politique internationale, l’antisémitisme trouve, en 1946, un vecteur approprié dans l’antisionisme manifesté avec virulence par Le Dauphiné Libéré. On insiste avec force sur le comportement « sadique » des Juifs dans les affrontements qui les opposent aux Anglais en Palestine ; ainsi, sans nuance, le journal n’hésite pas à employer un vocabulaire que ses confrères utilisaient encore, au cours de la première moitié de l’année précédente, pour décrire l’enfer des camps d’extermination nazis... Et, imperturbable, le journal annonce, le 6 juillet 1946, comme s’il mentionnait un simple fait divers, que des Polonais ont pratiqué la veille un pogrome qui a fait trente-quatre morts...

Notes
1629.

ADI, 13 R 894. Malheureusement, on ne dispose d’aucune indication sur le nombre d’exemplaires qui furent distribués. L’apparition de ce tract dans la région est peut-être due à la tenue à Uriage du Congrès Mondial des Étudiants Juifs ?

1630.

ADI, ibidem.

1631.

La première conférence a lieu le 5 mai (« Le Sionisme, problème international »), devant « près de cent personnes ». Rapport RG n° 2705 du 7 mai 1945 ; une deuxième réunion d’information se tient le 4 octobre 1945, devant 350 personnes ; ADI, ibid.

1632.

Rapport n° 2882 du 23 mai 1945 qui précise que « cette organisation qui s’étend à toute la France à pour but de rassembler tous les Juifs résidant sur le territoire, d’effectuer toute démarche en vue de les diriger dès que les circonstances le permettront sur la Palestine où doit être reconstitué l’Etat Juif ».

Trois principaux mouvements regroupés au sein du Comité de Coordination Sioniste .représentaient le sionisme à Grenoble en 1945 : les Sionistes Socialistes (ou « POALE SION HITACHDUTH » précisent les RG, comptant environ 50 membres ; les Sionistes Généraux, avec 60 membres, à l’activité très réduite ; le Mouvement de Jeunesse Sioniste, avec 25 membres ; ADI, 13 R 894, rapport RG n° 5620.

1633.

ADI, ibidem. Vivait-il à Grenoble avant-guerre ? Nous n’avons pas pu nous en assurer. Nous avons également échoué dans nos tentatives de renouer contact avec lui.

1634.

ADI, ibid.

1635.

ADI, ibid. ; rapport RG n° 3054. La manière dont est rédigé le chapitre qui intéresse Aschomer Azair est en elle-même révélatrice d’un certain aveuglement quant à la politique antisioniste de Vichy, pour ne pas dire plus. En effet, on lit que c’est « en raison de ses opinions et de son activité communiste [que] KELLER avait été déchu de la nationalité française par un décret du gouvernement de Vichy en date du 21 mars 1941. Il a, depuis, était réintégré dans la nationalité française ». N’est-ce pas plutôt parce qu’il est juif, que Keller a eu maille à partir avec Vichy, monsieur l’enquêteur ? Keller est en outre l’auteur de l’ouvrage de référence sur « l’affaire Finaly » ; cf. infra.

1636.

Ainsi, l’article 1er des statuts du Mouvement de la Jeunesse Sioniste de France indique que son but est « l’éducation spirituelle et culturelle, ainsi que le reclassement professionnel et agricole de la Jeunesse Juive, en particulier de ceux qui ont pris une part active dans la Résistance Française  ». C’est nous qui soulignons ; ADI, 13 R 894, rapport RG n° 7071 du 29 décembre 1945.

1637.

L’organisation paramilitaire juive – le mot veut dire défense en hébreu –, dont les unités étaient engagées aux côtés de la Grande-Bretagne durant la guerre, constitue le noyau dur du nouvel État hébreu.

1638.

ADI, 13 R 894. Rapport RG n° 1300 du 9 mai 1948. L’État d’Israël est créé le 14 mai.

1639.

« Environ 300 personnes ont assisté à cette cérémonie, dont le programme comportait en première partie de nombreuses allocutions et en deuxième partie la projection de deux films documentaires sur la Palestine [...] » ; ADI, ibid. ; rapport RG n° 2612 du 21 mai 1948.

1640.

Polonais, il est d’une autre génération (né en 1896) et arrivé en France depuis décembre 1940 seulement. Très actif, il est aussi secrétaire de la section de l’Isère de l’Organisation des Juifs Polonais en France et Président du CUDEF ; ADI, ibid. ; rapport R.G. n° 5620.