B – Pédagogie et mémoire : les Juifs dans le combat antiraciste.

De la « catastrophe », les Juifs de Grenoble savent tirer rapidement des leçons « morales » qu’ils entendent transmettre à l’ensemble de la population. S’extrayant de leur mémoire communautaire douloureuse et en proie parfois à la tentation du repliement, ils entament une action de militantisme autour du thème de l’antiracisme. Mémoire positive que celle-là, qui prend la parole très tôt pour éduquer ses contemporains. Et si l’on ne parle pas encore de « devoir de mémoire » 1641 , on doit noter qu’ils mirent en place dès la Libération des actions de pédagogie morale et civique au nom de la mémoire.

Il faut cependant attendre 1947 pour que soit fondée l’Alliance Antiraciste des Alpes. Il s’agit là de la section départementale de l’Alliance Antiraciste issue en 1946 de la fusion de la Ligue Internationale contre l’Antisémitisme avec le Mouvement National Contre le Racisme, né en 1941 et qui fut très actif à Grenoble pendant la guerre 1642 . Comptant environ 250 membres, le bureau de cette section organise en avril une conférence sur le thème ‘ « le Racisme contre la France ’ ‘ 1643 ’ ‘  » ’. Bernard Lecache s’adresse le 19 avril au public grenoblois pour délivrer une vision très pessimiste sur l’avenir du racisme et notamment de l’antisémitisme en France. Deux ans après la fin de la guerre, certaines de ses phrases ont une tonalité de franche déception : ‘ « En dépit de la libération, on ne peut pas dire adieu aux hommes qui veulent la guerre. Tout est à reprendre et à recommencer et à refaire [...] » ’. Il se fait lui-même vindicatif pour dénoncer les travers de certains de ses contemporains, qui n’ont décidément rien appris et qui en plus se lancent dans une pitoyable surenchère de mémoire : ‘ « [...] car la foire aux vanités triomphe. Depuis 1944, chacun et tous se sont découverts des mérites de héros [...] ’ ‘ 1644 ’ ‘ . »

Mais comment mesurer l’impact de l’intervention de Bernard Lecache ? Les scrupuleux enquêteurs des Renseignements Généraux mentionnent le chiffre étique de 200 personnes qui auraient assisté à la conférence, c’est-à-dire moins que l’ensemble des membres de la section iséroise de l’Alliance Antiraciste 1645 . Martin ne se déplace pas et précise même dans sa réponse qu’aucun membre de sa municipalité ne pourra être présent 1646 . La presse, quant à elle, ne parle pas de cette manifestation alors qu’elle annonce la semaine suivante la tenue de la cérémonie commémorative de l’insurrection du Ghetto de Varsovie 1647 .

De fait, on ne trouve guère trace d’une activité débordante de la part de l’Alliance Antiraciste des Alpes. Peut-être sa bonne volonté fut-elle échaudée par le peu d’enthousiasme manifesté par les Grenoblois en avril 1947 ? Cela pose encore et toujours le problème du décalage entre les volontés des activistes de la mémoire de faire passer le message et la réticence, volontaire ou non, mise par les Grenoblois à l’entendre.

Seule et ultime occurrence de cette pédagogie de l’antiracisme initiée en 1947 au nom de la mémoire juive, la création à Grenoble d’un Comité Étudiant contre le Racisme et l’Antisémitisme, à l’initiative de l’Union des Étudiants Juifs de France, qui intervient au printemps... 1951 1648 .

Le bilan est donc mitigé de l’efficacité publique de cette belle tentative d’éducation à l’antiracisme et à « l’anti-antisémitisme ». C’est tout à l’honneur de ceux qui en prirent l’initiative d’avoir su ainsi dépasser leur mémoire communautaire pour essayer d’expliquer ce que les événements avaient de portée universelle et devaient conserver comme dimension d’exemple. S’ils ne furent que peu entendus, c’est que les préoccupations du temps étaient ailleurs.

Notes
1641.

L’expression fera fortune beaucoup plus tard. Cf. supra, « La Deuxième Guerre mondiale entre histoire et mémoire(s) ».

1642.

C’est lui qui diffuse le premier à Grenoble des tracts dénonçant les déportations massives de Juifs. D’inspiration catholique, le MNCR grenoblois a à sa tête en 1944... Mgr Caillot, évêque de Grenoble ! Il se réunit le six décembre 1944, sous la présidence de l’active madame Veuve Raymond Bank, pour appeler à la lutte contre les Allemands (ADI, 13 R 894 ; rapport RG n° 5 847 du 7 décembre 1944). A propos de ces tracts, voir notre contribution à Vivre libre ou mourir. Tracts de la Résistance en Isère. 1940-1944, Robert Benoît (dir.), Archives Départementales de l’Isère/Service éducatif/Action culturelle académique de Grenoble, collection « L’atelier d’histoire », 1997, p. 19-23.

1643.

AMG, 4 H 36 ; cf. annexe n° XXIV.

1644.

ADI, 13 R 894 ; rapport RG n° 3361 du 13 mai 1947.

1645.

ADI, ibidem.

1646.

Tout l’équipe municipale étant retenue « par une réception qui sera offerte aux membres d’une délégation de la ville de Zurich qui doivent séjourner dans notre ville » ; AMG, 4 H 36.

1647.

Les Allobroges, numéro du 30 avril 1947, « Commémoration de la bataille du Ghetto de Varsovie ».

1648.

ADI, 13 R 894 ; rapport RG n° 1627 du 4 mai 1951.