C – La spoliation pour non-mémoire ?

Là encore, c’est la chronologie qui fait sens. A la Libération, le souci majeur des Juifs à Grenoble ne semble pas être de rentrer en possession de leurs biens, qui ont souvent été spoliés. On peut être étonné qu’ils n’excipent pas du tout de leur mémoire pour exiger la juste réparation à laquelle ils ont droit. Sur les 15 sociétés juives recensées en octobre 1945 en effet, une seule affiche une préoccupation dans ce domaine. Encore est-ce en dernière place que figure au sein du programme que se fixe la Fédération des Sociétés Juives de France, la mention ‘ « récupération des biens des Juifs spoliés » ’, après ‘ « l’assistance sociale, la formation culturelle, les recherches de déportés, le regroupement des familles dispersées ’ ‘ 1649 ’ ‘  » ’. La raison en est simple : l’essentiel est alors d’être en vie – et aussi de se faire discret afin de ne pas entretenir à rebours ne serait-ce que le souvenir de l’exclusion de la communauté nationale dont les Juifs ont été victimes. Comme le dit justement Robert Troujman 1650  : ‘ « L’appartement de mes parents a été entièrement pillé, fin juillet, début août 44. Dans le magasin où il y avait pourtant du stock, il n’y avait plus rien, même les mètres en bois avaient disparu. Plus rien, ni dans l’appartement, ni dans le magasin ! [...] A la Libération, la première préoccupation de mon père fut d’abord de savoir où était son frère. Miraculeusement, il est revenu d’Auschwitz ’ ‘ pour mourir cependant un an plus tard. Mais à ce moment-là, la seule chose qui comptait était de nous savoir en vie. Les questions d’argent étaient vraiment très secondaires. Mon père était un travailleur, il savait qu’en retrouvant son outil de travail il pourrait repartir [...]. »

Le silence est tel que le professeur Terroine, Administrateur Séquestre du Commissariat aux Questions Juives pour la Région Rhône-Alpes écrit le 23 octobre 1944 à Reynier.

‘« Monsieur le Préfet, j’ai l’honneur d’appeler votre attentions sur le fait que beaucoup d’Israélites, dont les entreprises ont été placées sous administration provisoire ou ont été vendues, en vertu des lois raciales, paraissent encore ignorer les mesures de réparation et de conservation prises par M. le Commissaire de la République, par les arrêtés n° 11, 152 et 224. Tout au moins, bon nombre d’entre eux ne savent quelle marche suivre pour bénéficier desdites mesures. Je crois qu’il y aurait intérêt à ce que des ordres soient donnés par vous, afin que parût dans la presse de votre département une note conçue comme suit : “Les Israélites qui, en vertu des lois raciales, ont eu leurs entreprises pourvues d’une administration provisoire ou leurs biens vendus, s’ils veulent bénéficier des mesures réparatrices et conservatoires, prises par M . le Commissaire de la République (région Rhône-Alpes) doivent s’adresser à Monsieur l’Administrateur séquestre du Commissariat Général aux Questions Juives. 25, place Bellecour, Lyon” […] 1651 . »’

La rapidité et la précaution avec lesquelles agit le GPRF pour remédier au déficit d’information des Juifs spoliés est notable. D’ailleurs, les pouvoirs publics issus de la Résistance qui administrent Grenoble à la Libération les ont devancés dans le rétablissement de la démocratie républicaine. Reynier a ainsi annoté d’un rageur ‘ « nous avons rectifié de nous-mêmes ! » ’ la circulaire qu’il reçoit le 26 octobre du ministre de l’Intérieur Tixier rappelant qu’il faut supprimer ‘ « les mentions telles que JUIFS, ARYENS et ARYANISER […] des formulaires et des usages administratifs et les fonctionnaires doivent tirer toutes les conséquences pratiques de l’abrogation de la législation tendant à établir ou à appliquer une discrimination quelconque fondée sur la qualité de Juifs […] ’ ‘ 1652 ’ ‘ . »

Peu revendicative, la mémoire juive est dans ce domaine très discrète. Il semble que cette discrétion a duré longtemps dans l’après-guerre 1653 . Confrontée à une douleur sans rémission, la communauté juive elle-même, qui prend à partir de 1945 conscience de l’ampleur de la Déportation, ne peut trouver la force de s’exprimer au nom de ceux qui ne reviendront pas. Ils sont alors triplement contraints au silence : le choc de l’ouverture des camps de la mort produit un effet d’hébétude au point qu’il est difficile de parler pour les morts ; la volonté des Juifs de ne pas se distinguer est telle qu’ils en oublient parfois volontairement de réclamer justice ; d’autres, qui eurent à connaître d’autres expériences, n’hésitent pas, eux, à s’organiser pour demander réparation au reste des Français, reléguant la discrète mémoire juive au second rang 1654 .

C’est ce dernier point qui explique qu’il a fallu attendre janvier 1997 pour que soit créée la Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France 1655 . Quand elle livre ses premières conclusions en janvier 1998, on est atterré par les chiffres qu’elle révèle 1656 .

La spoliation est donc encore objet d’histoire et reste un vaste champ d’enquête universitaire et administratif. Mais attention ! Cela ne veut pas dire que le souvenir que conservent de nombreuses personnes de ce phénomène en 1944-1945 ne se soit pas dès la Libération constitué en mémoire de groupe, certes intériorisée, endémique et propre à la seule communauté juive, mais néanmoins existante. C’est-à-dire que là plus que dans d’autres domaines, elle éprouve des difficultés à accéder à une expression publique. Ce manque de mémoire dure pendant cinquante ans. Et, fait remarquable, quand elle parvient enfin à se constituer et à se faire entendre, c’est pour réclamer qu’on fasse justement l’histoire de la spoliation. Les deux phénomènes (Histoire et Mémoire) sont donc ici chronologiquement inversés : la mémoire de la spoliation a préexisté à l’histoire de la spoliation. Et si cette dernière s’écrit actuellement, c’est de nouveau grâce à un renversement, parce que des porteurs de mémoire le demandent publiquement. On est là devant un bel exemple de ces télescopages mémoriels que nous avons déjà rencontrés. Le phénomène est cette fois-ci maîtrisé parce qu’il se déroule sous les intelligents auspices de porteurs de la mémoire communautaire persuadés qu’il faut en passer par l’histoire pour que la mémoire ne soit plus ‘ « incertaine, conflictuelle, maquillée ’ ‘ 1657 ’ ‘  ».

Une mémoire aussi douloureuse qui demande le soutien et l’aide de l’histoire afin de pouvoir exister pleinement, quelle plus belle leçon d’un devoir de mémoire républicain bien compris ?

Notes
1649.

ADI, 13 R 894, rapport RG n° 5620.

1650.

Propos extraits de la publication du MRDI, Être Juif en Isère entre 1939 et 1945, Éditions Cent Pages, 1997, p. 14-15. Souligné par nous. Cf. infra, les souvenirs de Robert Troujman sur son oncle.

1651.

ADI, 13 R 894, pochette 3, consacrée à la spoliation.

1652.

ADI, ibidem. Reynier se fait cependant taper sur les doigts le 28 par le Commissariat de la République (c’est-à-dire Terroine) qui lui écrit que « dans quelques-unes des listes qui m’ont été soumises des personnes susceptibles d’être désignées administrateurs-séquestres une erreur grave a été relevée : présence d’individus ayant rempli les fonctions d’administrateurs provisoires d’affaires juives durant le Gouvernement de Vichy […] ».

1653.

En 1947 encore, Viguier, directeur du Cabinet du Ministre de l’Intérieur, écrit au préfet qu’il ne faut pas détruire systématiquement les documents portant la mention JUIF, mais au contraire les archiver, en vue de servir les « intéressés eux-mêmes » ; ADI, ibid.

1654.

C’est le cas du Groupement National des Pillés qui, basé à Amiens, écrit par l’intermédiaire du maire au Secrétaire Départemental de la FNDIRP pour lui demander de devenir son délégué dans l’Isère. A notre connaissance, jamais le GNP n’eut de représentant dans l’Isère ou à Grenoble. Mais ce qui est encore plus révélateur, c’est que dans les motivations de ce mouvement, qui dit représenter les « pillés et les spoliés », on ne parle jamais des Juifs ; AMG, 4 H 36, pochette 3, « Déportés ».

1655.

La Commission dite « Mattéoli », du nom de son président, ancien ministre du travail de Raymond Barre, président du Conseil économique et social, a été constitué par Alain Juppé, alors Premier ministre, en janvier 1997. C’est le 26 octobre 1996 que le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France demande la création d’une telle commission, à la suite de la polémique soulevée par la parution du livre de Brigitte Vital-Durand, Domaine Privé (édition First) au sujet des biens confisqués aux Juifs pendant l’Occupation à Paris.

1656.

« […] au total, le rapport fixe à 62 460 le nombre des “dossiers individuels d’entreprises ou d’immeubles” que l’on peut trouver dans les archives du CGQJ. Ces dossiers concernent environ 90 000 personnes (dont 23 000 auraient subi la liquidation ou la vente de leurs entreprises). L’indexation de ces dossiers devrait être achevée à la fin du premier semestre 1998. Sur la masse, 767 cas, représentant 1 069 personnes, ont pu être examinés à titre d’échantillon. Il apparaît pour l’heure que “31 % des biens ont été “aryanisés” ; il ne s’est rien passé pour 28 % des biens et le sort de 31 % des biens reste encore inconnu […]” » écritNicolas Weil, « La commission Mattéoli sur la spoliation des Juifs livre ses premières conclusion », in Le Monde, 14 janvier 1998, p. 12. Le rapport « complet » a depuis été remis au Premier ministre.

1657.

La formule est d’Henri Hadjenberg, président du CRIF, dans son bel article du 16 juillet 1997, Le temps des vérités, paru dans Le Monde. Un bémol cependant. Henri Hadjenberg n’évite pas toujours la polémique politique contemporaine en affichant clairement ses préférences, surtout quand il écrit en début d’article : « Il y a deux ans, la France changeait d’époque. Jacques Chirac , président de la République, assumait la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs. Jusque-là, une recherche historique trop récente, des lenteurs judiciaires organisées et appuyées rendaient impossibles toute véritable vision d’un système politique, économique et administratif, qui avait participé à l’effroyable ». D’ailleurs, la concomitance de la tenue du procès Papon à Bordeaux brouille également les enjeux de mémoire. Henri Hadjenberg critique vivement – et à notre avis à juste titre – le 19 avril 1998, lors de la commémoration à Paris de l’insurrection du Ghetto de Varsovie, la prise de position en faveur de Papon qu’a manifesté Jean Mattéoli, disant qu’il avait agi sous contrôle de la Résistance. L’embrouillamini mémoriel est d’autant plus évident que Jean Mattéoli, ancien déporté, est président d’honneur de la Fédération des Déportés et Internés de la Résistance, elle-même partie civile dans le procès ! Voir, entre autres, in Le Monde, « La mission Mattéoli sur la spoliation des biens juifs étudie le rôle des banques », Nicolas Weil, 11 septembre 1998.