III – Grenoble et la mémoire de la Shoah : 1944-1964.

A – La Shoah invisible dans la presse.

L’élaboration de la mémoire du génocide des Juifs est évidemment très largement dépendante des conditions dans lesquelles sa connaissance parvient au public. Entre la deuxième moitié de l’année 1944 et la fin de l’année 1945 – c’est-à-dire depuis la libération de Grenoble jusqu’aux retours massifs des camps et l’ouverture du procès de Nuremberg – c’est, à Grenoble, la presse locale qui est le principal vecteur de transmission de l’information sur la réalité concentrationnaire 1658 . Alors que les troupes alliées sont en train de gagner la guerre, la presse grenobloise issue de la Résistance 1659 livre en effet une quantité importante d’informations de tous ordres sur les ‘ « Bagnes nazis ’ ‘ 1660 ’ ‘  » ’. La simultanéité de la délivrance des camps et du compte rendu qu’on en donne est à notre avis une première donnée qu’il faut prendre en considération, car la difficulté qu’éprouvent les journalistes à hiérarchiser les informations en cette période troublée est à la source de cette première tentative de mémoire avortée, disons-le tout de suite. Mais elle n’est pas la seule raison explicative de cet échec. La question étant ici pour nous de savoir pourquoi la presse locale ne parvient pas à distinguer la spécificité juive de la Déportation « raciale » au sein du phénomène globale de la Déportation, on doit donc passer au crible de l’analyse les tirages des quotidiens grenoblois pour tenter de repérer d’autres causes à cette faillite. Si ce travail de longue haleine nous permet encore une fois de confirmer dans ses grandes lignes, pour Grenoble, la validité de la chronologie de la mémoire de la Déportation élaborée par Annette Wieviorka, il nous apprend également que les procédés journalistiques employés à l’époque participent au premier chef de cette première codification à grande échelle de la représentation du génocide. Évidemment, les préférences politiques des journaux sont également à prendre en compte, qui n’envisagent pas la Déportation de la même manière selon qu’ils sont notamment communistes (Le Travailleur alpin et Les Allobroges) ou gaullistes (Le Réveil puis Le Dauphiné Libéré).

Tout se joue à notre avis entre 1944 et 1947 : au cours de cette séquence se mettent en place – c’est-à-dire ne se mettent pas en place – les cadres de la mémoire de l’extermination des Juifs d’Europe. C’est pourquoi c’est à cette période que nous attachons l’essentiel de nos efforts dans cet essai de micro-histoire. Il nous semble que ce sont quatre types de distorsion (catégorielle et chronologique, lesquelles on doit envisager ensemble ; idéologique ; technique) qui interviennent conjointement et qui cumulent leurs malheureux effets pour empêcher l’accès de la mémoire génocidaire juive à sa pleine reconnaissance avant les années 1970.

Notes
1658.

Même si la presse n’est plus le seul et unique moyen d’information, la radio jouant un rôle non négligeable, il est certain qu’elle garde le premier rôle. L’un des intérêts de cette étude que nous nous apprêtons à mener tient aussi à la confrontation du cas grenoblois et isérois avec ceux du reste de la France, qu’Édouard Lynch a brillamment exposé dans une étude parue récemment : « Presse de province et presse parisienne et le retour des camps : l’impossible perception de la réalité concentrationnaire », in La Shoah. Témoignages, savoirs, œuvres, Annette Wieviorka et Claude Mouchard (dir.) (publication suite aux journées d’études organisée à Orléans les 14, 15 et 16 novembre 1996 par le Centre de Recherche et de documentation sur les Camps d’Internement et la déportation juive dans le Loiret, les universités de Pars VIII et d’Orléans), Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes, 1999, p. 115-130. Nous avons pour notre part jugé utile d’étendre notre analyse plus loin dans le temps. Sur la place de la radio dans la prise de conscience de la Shoah, lire les fortes notations tirées de l’impressionnant ouvrage de Jean Laloum, Les Juifs dans la banlieue parisienne des années 20 aux années 50 préfacé par son directeur de thèse André Kaspi, CNRS édition, 1996, et notamment les pages 301-302. Voir également l’émouvante lettre en provenance de Grenoble que cite Edouard Lynch, in art. cité, p. 117.

1659.

Cette précision a son importance, comme on le verra plus avant.

1660.

Cette expression (et ses variantes, « Enfer hitlérien », in Le Travailleur alpin du 20 mars 1945 ; « Enfer nazi », in Le Réveil du 15 mai 1945) acquiert rapidement une dimension générique pour désigner le système concentrationnaire : elle est employée par exemple par Le Travailleur alpin le 14 avril 1945.