1 – La distorsion chronologico/catégorielle.

Quatre étapes scandent de manière très nette la prise de conscience par les Grenoblois de ce que fut la Déportation – et donc, on l’a déjà compris, aussi la Déportation raciale. Tout premièrement, de la Libération jusqu’au printemps 1945, répétons qu’on parle des « Absents » sans les voir (cf. supra ). A partir du mois de mars 1945, de temps en temps, des entrefilets, pour la plupart relativement minces, fournissent quelques informations ponctuelles dont la périodicité va s’accélérant à partir de l’été. La durée du procès de Nuremberg (novembre 1945 à octobre 1946) correspond à un troisième temps, logiquement plus dense, qui précède de peu celui du silence, lequel commence en 1947 pour ne cesser que plus de quinze ans plus tard.

Le point commun à ces quatre périodes est que tous ceux qui ont eu à subir la Déportation loin de France sont amalgamés sous un double vocable générique : les Absents ou les Prisonniers. On ne distingue pas entre eux, les confondant en un même groupe qui a du endurer les mêmes sévices. Le Travailleur alpin publie aussi un article en première page de son numéro du 20 mars 1945, qui, intitulé « N’oublions pas ! », est révélateur de cette absence de distinction.

‘« Il est une chose dont il faudra se souvenir lors du règlement de comptes avec l’Allemagne, c’est le sort qui fut infligé à nos prisonniers. Ceux qui ont le bonheur de revenir de l’enfer hitlérien, après une absence de cinq ans, nous racontent ce que fut leur vie : “En Haute-Silésie, une boule de pain de 1 300 grammes devait suffire à nourrir de 10 à 16 hommes. Les geôliers faisaient un trafic éhonté des colis que recevaient nos prisonniers et les vendaient à prix d’or aux civils”. Voici deux faits entre mille autres ! Français, n’oublions jamais ! ».’

Encore plus patente, la confusion se donne cette fois-ci à lire et à voir, une semaine plus tard, de nouveau en première page du numéro du Travailleur alpin daté du 28 mars 1945. La photographie d’un navire accostant au port de Marseille (légendée comme suit : ‘ « Arrivée à Marseille du paquebot ramenant 2 013 prisonniers français libérés par l’Armée Rouge » ’) est publiée en regard d’un petit article intitulé ‘ « Des nouvelles de nos déportés ’ ‘ 1661 ’ ‘  » ’. Ces deux expériences de l’absence (l’emprisonnement et la Déportation) sont bien mises non seulement en regard l’une de l’autre, mais sur un pied d’égalité. La méconnaissance de la différence radicale qu’il y a entre les stalags/oflags et camps de concentration est évidente : ‘ « Le camp de Mauthausen ’ ‘ a été transféré à Ludwigsburg ’ ‘ , au nord de Stuttgart ’ ‘ , à quelques [sic] 120 km du point extrême de l’avance alliée à l’ouest. Au camp de Weimar ’ ‘ 1662 ’ ‘ , 8 000 Français voisinent avec 30 000 étrangers. Ils sont habillés de vêtements rayés recouverts d’un chandail et chaussés de sabots. »

Il serait vain de multiplier les exemples de ce « confusionnisme », tant ils sont nombreux. Notons simplement qu’il est total et, si l’on peut dire, inconscient. En effet, Le Réveil ne se rend pas compte de l’énormité de l’assimilation qu’il cautionne involontairement quand en deuxième page de son numéro du 4 mai 1945, il écrit : ‘ « Un train ramenant 1 000 déportés s’est arrêté cette nuit à Grenoble […]. Deux Grenoblois sont descendus du train : MM. Aimé Cousin ’ ‘ , venant de Mauthausen ’ ‘ et Valérie [sic] Gautier ’ ‘ , déporté du S.T.O. »

Cependant, tout en continuant de considérer qu’ils sont les mêmes, on va bientôt tenter, devant l’afflux des retours à partir du mois de mai, d’être plus précis. La rubrique quotidienne que publient les journaux – « Ils reviennent… » – se « thématise » ainsi par souci d’efficacité pratique, à partir de la mi-mai. Le progrès est réel puisqu’on relève à présent cinq catégories de revenants : Prisonniers de guerre, Déportés, Requis civils, STO, Travailleurs volontaires 1663 . Mais le fait pour nous essentiel est qu’on ne distingue pas, au sein de la « sous-catégorie » des déportés, les « raciaux » des politiques. Quand Le Travailleur alpin, second de la presse grenobloise à le faire, lance son « feuilleton » sur la Déportation, il le fait depuis Birkenau, ( « Le plus terrible peut-être des six camps d’extermination créés par le Reich. Le Travailleur alpin avec nos déportés. De Birkenau, camp de la mort à Paris ’ ‘ , où le peuple veut vivre ’ ‘ 1664 ’ ‘  » ’). Or, pas plus dans ce premier épisode que dans ceux qui suivent, il n’est fait allusion au sort différent, si spécifique et si atroce qui fut réservé aux Juifs. Présent au centre même du système qui a fait la Shoah, Le Travailleur alpin est donc myope et « loupe » l’événement, contribuant sans le vouloir à reléguer sa mémoire dans l’oubli. Déjà le 30 mai le journal communiste avait consacré un article à la politique d’extermination des nazis : ‘ « Les nazis ont exterminé 1 300 000 personnes au camp de Chelmno ’ ‘ . Moscou ’ ‘ – les nazis ont exterminé dans le camp de Chelmno (Pologne ’ ‘ ), plus de 1 300 000 personnes : Polonais, Tchèques, Roumains, Hongrois et Allemands antinazis. La plupart ont été asphyxiés dans des chambres à gaz ». Quid des Juifs ?

Il ne faut cependant pas voir dans cet aveuglement un choix conscient puisqu’il est alors partagé par tous, mais à des degrés divers, c’est vrai.

Le Réveil par exemple, qui a lui entamé sa chronique des camps plus tôt, le 14 mai 1945, s’intéresse au sort des Juifs 1665 . Même si c’est a minima, puisqu’il ne leur consacre que quelques lignes, il semble un peu plus attentif à la différence radicale de la Déportation raciale, mentionnant dans ce premier article que ‘ « le sort des Juives et des Juifs est plus grave ». ’ La nuance dans le traitement est cependant véritablement infime : Le Réveil publie ainsi le même article que Le Travailleur alpin le 30 mai, omettant cette fois-ci de signaler le destin néfaste des Juifs. Le même jour il publie un petit encart à propos d’un rendez-vous important qui prouve que lui non plus n’échappe pas à la confusion générale : ‘ « Un meeting des déportés politiques. Le Mouvement National contre le Racisme organise un grand meeting des déportés politiques libérés des camps d’Auschwitz ’ ‘ , Buchenwald ’ ‘ , Mauthausen ’ ‘ , Dora ’ ‘ , le 30 mai à 20 H 30, au Vieux Manège, boulevard Maréchal Lyautey ’ ‘ . Au cours de ce meeting – qui n’a qu’un but : celui d’informer le public grenoblois des horreurs des camps de la mort – plusieurs déportés libérés prendront la parole. » ’ Cette première confrontation publique entre les Grenoblois et les déportés, essentielle par ce qu’elle est justement la première et qu’elle va ainsi codifier fortement la vision locale du phénomène de la Déportation, expose en pleine lumière le paradoxe : le MNCR, dont la vocation est de lutter contre le racisme on l’a dit, fait appel, pour présenter son combat, à des déportés… politiques.

Pourtant, cette année 1945 permet de recueillir des informations de plus en plus précises, relayées par la presse surtout à partir de l’été. Le 4 juillet 1945, en première page, Le Réveil est soudainement et pour la toute première fois très explicite.

‘« Le massacre des Juifs par les nazis. Le Docteur Sommerstein, président du Comité Central Juif de Pologne, a déclaré à la radio que sur 3 500 000 Juifs résidaient en Pologne avant la guerre, 100 000 seulement ont survécu aux massacres perpétrés par les nazis dans ce pays. M. Lausman, ministre de l’Industrie tchécoslovaque, a précisé que sur 1 300 000 personnes déportées en Allemagne durant l’occupation de la Tchécoslovaquie, 500 000 seulement sont rentrées. Chez les Juifs, le pourcentage est plus faible encore : on compte 2 000 rapatriés sur 150 000 déportés. »’

La question du sort des Juifs n’est donc plus (ou en tout cas de moins en moins) un sujet ignoré. Même s’il est à noter que l’on ne s’intéresse pas encore aux Juifs français, on s’appesantit à présent – par chiffres interposés et sans que cela donne lieu à des développements d’ordre plus général – sur l’excès dans la souffrance qu’ils eurent à endurer, cette dernière remarque permettant de relativiser le manque global d’information à propos du sort des déportés juifs en concluant qu’il est tributaire de la chronologie, la connaissance de ce que fut cette réalité suivant en fait la progression des troupes alliées.

Pour Grenoble, à partir de l’ouverture du procès de Nuremberg, la question, essentielle pour comprendre la réceptivité de l’opinion publique locale, « Qui savait quoi ? », ne se pose plus. En septembre 1945 avec le procès de Lunebourg 1666 , puis surtout à partir de novembre, la presse grenobloise rend en effet systématiquement et très largement compte de l’avancement des procès. Tenant ainsi ces lecteurs au courant tout au long de l’année 1946, jusqu’au verdict final qu’elle juge d’ailleurs scandaleux, parce que trop indulgent 1667 , elle continue de livrer de-ci de-là des informations de plus en plus nombreuses et précises sur les déportés juifs 1668 . On ne peut certes plus dire qu’on ne connaît pas, même dans une petite ville comme Grenoble, la spécificité du sort réservé par le Reich hitlérien aux Juifs après qu’on a lu un article tel que celui que publie Le Travailleur alpin, en première page, le 15 décembre 1945.

‘« PLUS DE SIX MILLIONS DE JUIFS ONT ÉTÉ MIS À MORT PAR LE REICH HITLÉRIEN.
Nuremberg – “Il faut avoir recours à des méthodes expéditives et ce procès ne doit pas durer sept ans”, a dit le procureur général américain.
C’est bien l’avis de tous ceux qui ont hâte de voir châtier les bourreaux hitlériens.

LES PERSECUTIONS ANTISEMITES.
Le magistrat américain Walsh a poursuivi son exposé sur les persécutions antisémites dans le Reich et les territoires occupés. Il a donné lecture du journal intime de Frank , à la date du 24 août 1942 condamnant à mourir de faim 1.200.000 Juifs de Pologne . Les 56.054 Juifs du ghetto de Varsovie furent tous, les uns après les autres, massacrés en avril 1943 de façon aussi impitoyable qu’inhumaine. Tous les rescapés se cachaient dans les égouts. Des photographies montrées à la Cour témoignent des scènes de destruction dans le quartier juif de Varsovie.
Le commandant Walsh a décrit comment avait lieu l’extermination des Juifs dans les chambres à gaz des camps du Reich.
Un document produit au procès Lunebourg que plus de six millions d’Israélites furent mis à mort dans le Reich et les territoires occupés de l’Est.
A l’audience de l’après-midi, le capitaine américain Sam Harris, expose les tentatives effectuées par les nazis pour la germanisation de la Pologne.

CHAMBRES A GAZ ROULANTES
Pour parfaire leur œuvre d’extermination totale des Juifs, les Allemands avaient imaginé des “chambres à gaz roulantes“ aménagées dans des camions de 5 tonnes. C’était les “fourgons de la mort“.
Le docteur Frank a souligné, dans un document secret, qu’il fallait à tout prix faire disparaître les Juifs. »

La « judiciarisation » de la Déportation aidant à sa compréhension, d’où vient alors que le destin funeste des déportés juifs, notamment français, continue ainsi d’être globalement minorisé, en 1946 et encore en 1947 ?

Notes
1661.

Souligné par nous les deux fois.

1662.

On ne connaît pas encore le nom de Buchenwald. Le Travailleur alpin l’emploie pour la première fois en avril (cf. infra), puis notamment le 2 juin 1945 pour légender une photo qu’il publie en première page : « Un rescapé du camp de Buchenwald où périrent 70 000 personnes ».

1663.

Le Réveil, 15 mai, deuxième page. Cette soudaine précision est sûrement due au fait que depuis la veille au soir, un « service de diffusion à la presse des listes de prisonniers » a été mis en place par la direction départementale du ministère dirigé par Frenay. Le Travailleur alpin choisit lui une formule un brin différente. Le 22 mai, il crée une rubrique intitulée « Retour d’Allemagne  » et le 27 une autre qui se nomme « Chronique des Déportés politiques », transformée finalement le lendemain en « Chronique des Déportés et Prisonniers ».

1664.

Le premier article est publié le 4 juin 1945 en première page. Les autres articles de cette série consacrée par Le Travailleur alpin à la Déportation sont : « Le T.A. avec nos déportés. Dans l’antichambre de la mort » (5 juin, première page, accompagnée d’une photo du portail d’Auschwitz) ; « Le T.A. avec nos déportés. Ils ne paieront jamais assez les crimes qu’ils ont commis » (8 juin, première et deuxième pages, récit recueilli par Edmond Devine, accompagné d’une photo). A noter cependant que le journal avait publié un long article en première page, le 30 avril 1945 : « Je reviens de l’enfer de Buchenwald où plus de 50 000 déportés trouvèrent une mort horrible », récit recueilli par José Moullet.

1665.

« L’enfer nazi, honte de l’humanité », première page, article accompagné d’une photo (14 mai) ; « L’enfer nazi, honte de l’humanité », deuxième partie, avec photo et en première page (15 mai).

1666.

«  Aux procès de Lunebourg . Les internés de Belsen et d’Auschwitz étaient pour un rien roués de coups de “schlague” », in Le Travailleur alpin, première page, 28 septembre 1945. La photo qui illustre l’article est ainsi légendée : « Une jeune Polonaise, témoin au procès de Lunebourg, montre les tatouages qu’elle a au bras (numéro de matricule et étoile juive), souvenir de son séjour au camp ». L’article évoque bien le sort des Juifs, mais comme en passant, sans discerner la singularité de leur expérience de la Déportation.

1667.

Rien que pour le plus modéré d’entre tous les journaux grenoblois, Le Réveil, on a ainsi une longue série d’articles : « Le scandale d’un verdict », Le Brun Keris, première et quatrième pages, 2 octobre 1946 ; « Le monde entier juge le procès de Nuremberg . Les acquittements ont désagréablement surpris l’opinion publique », première page, 3 octobre 1946 ; « Honte au jugement de Nuremberg », troisième page, 7 octobre 1946 ; « Le meeting de protestation contre le verdict de Nuremberg », troisième page, 18 octobre 1946.

1668.

Deux exemples uniquement, situés aux extrémités chronologiques de l’année. Le Réveil : « La culpabilité de la Wehrmacht est aussi lourde que celle du parti nazi : la preuve en a été faite hier à Nuremberg  », première page, 4 janvier ; Les Allobroges, 26 juin 1946 : « Les ghettos en Pologne pendant l’occupation », deuxième page.