2 – Une double distorsion idéologique.

2 – 1 – « Déportés pour fait de Résistance ».

A Grenoble comme ailleurs, la mise en place des cadres de la mémoire de la Déportation est entièrement dépendante de la construction de la mémoire de la Résistance, comme chapeautée par cette dernière. L’expérience de la Déportation, envisagée à travers la presse grenobloise, est considérée comme une espèce de supplément de souffrance que certains résistants, au titre de leur combat patriotique, ont enduré 1669 . Leur déportation ajoute alors un peu plus à leur Résistance, la « dilatant » en quelque sorte. Le surcroît de douleur qu’ils ont su supporter au nom de leur engagement constitue ainsi les survivants en icônes emblématiques de cet investissement dans l’abnégation que requerrait la Résistance. Cette « aspiration » de la mémoire déportée par la mémoire résistante est d’autant plus efficace que la vision de la guerre qu’elle illustre est à cette époque partagée par toutes les composantes politiques, unies dans leur conception de la Résistance, même si déjà en affrontement pour le monopole de sa mémoire. Chacun des articles intitulé « Je reviens… 1670  » donne ainsi la parole à un déporté « politique », ou « pour fait de Résistance » , comme on précise souvent. Citant les propos que le Colonel Manhès et Maurice Lampe ont tenu lors du meeting de protestation contre le verdict de Nuremberg qui s’est tenu au Vieux Manège le 18 octobre 1946, le Réveil illustre parfaitement cette sureprésentation de la Résistance : « […] Au nom de tous les déportés et de tous leurs camarades morts dans les camps de concentration et d’extermination, ils ont exprimé leur indignation devant la mansuétude manifestée par le tribunal international à l’égard de certains criminels de guerre. Après avoir évoqué les souffrances et les tortures infligées aux patriotes par les nazis, les deux orateurs ont souligné la nécessité de maintenir l’esprit de Résistance, si l’on veut garantir la sécurité de notre pays […] ’ ‘ 1671 ’ ‘ . » Un tel procédé d’énonciation préférentielle, qui revient à transformer l’ensemble de ceux qui furent déportés depuis la France en des combattants de la Résistance qui ont subi leur sort dans ce que l’on nomme génériquement les « camps de la mort », aboutit en fait à taire la réalité de l’extermination des Juifs. C’est à notre avis le trop puissant processus d’élaboration d’une mémoire patriotique de la Résistance grenobloise qui est le principal handicap à une claire perception de la dimension génocidaire de la Déportation. En 1947 par exemple, au moment du décès de Léon Troujman , on lit dans Les Allobroges cette notice nécrologique, qui ne laisse de surprendre.

‘« Ancien déporté politique.
M. Léon Troujman est mort.

L’année dernière, au procès d’Eclach, un témoin se dressant contre le traître fit entendre une déposition particulièrement mesurée, courageuse et digne, une des rares qui, par l’élévation de la pensée ait su porter la débat sur le terrain qui convenait. C’est ainsi que les assistants qui se pressaient dans la salle d’audience apprirent que M. Léon Troujman, co-directeur des grands magasins “La Providence”, avait été déporté.
Engagé volontaire en août 1914, à l’âge de 16 ans et demi, il avait été le plus jeune soldat du 140ème R.I.
En juin 1944, il fut interné comme déporté politique au camp d’Auschwitz de sinistre mémoire. A son retour, il dut s’astreindre à un long repos de convalescence, mais, finalement, il reprit la direction des magasins de “La Providence”.
Membre de la Fédération Nationale du Centre d’Entraide des Internés et Déportés Politiques, membre de l’Amicale d’Auschwitz, Léon Troujman disparaît, entouré de l’estime et de la considération de tous ceux qui l’approchèrent.
A Mme Prosper Troujman, sa mère ; à Mme Marcel Blum, sa sœur ; à M. Sadi Troujman, son frère, ainsi qu’à tous les leurs, nous présentons nos bien sincères condoléances 1672 . »’

Léon Troujman était donc, à en croire l’article, un déporté politique 1673 , c’est-à-dire un résistant. Or, l’article ne précise pas quelle fut l’action de Léon Troujman dans la clandestinité. Et pour cause : il n’en eut pas. Autre manque tout aussi révélateur : il n’est jamais dit qu’il était juif, et encore moins que c’est là la seule et unique raison de son arrestation par les Jeunes de l’Europe Nouvelle de Guy Esclache 1674 . En revanche, on insiste énormément sur son patriotisme, qu’il a notamment prouvé lors de son engagement précoce en 1914. L’impression ressentie de nos jours à la lecture de cet « article » est celle d’une double lacune qui débouche sur cette question : ni résistant, ni Juif, pourquoi Léon Troujman a donc été déporté ? En 1947, la réponse est simple : c’est parce qu’il était un bon Français, c’est-à-dire un excellent patriote.

Trop forte et trop puissante, possédant une capacité d’arasement étonnante, la mémoire de la Résistance tend donc objectivement à l’hégémonie et au monopole, condamnant de fait à l’oubli une mémoire de la Shoah d’emblée submergée à Grenoble. Peut-être même peut-on avancer l’hypothèse que les Juifs – ou certaines des associations de mémoire juives – intègrent et promeuvent ce schéma. L’appliquant elles aussi, elles contribuent ainsi objectivement à ne pas distinguer le calvaire spécifique des déportés juifs, optant pour un essai d’intégration au sein de la mémoire de la Résistance, comme le montrent de nombreux articles publiés à l’époque par la presse grenobloise 1675 .

Notes
1669.

Stéréotype de cette vision patriotique de la Déportation, le message que le général de Gaulle adresse aux déportés le 17 juin 1946, alors qu’il n’est plus aux affaires, et que reproduit Le Réveil : « Le Général de Gaulle a adressé à tous les déportés, à l’occasion du 18 juin, le message suivant : “en cet anniversaire qui est celui de la Résistance, je vous salue, mes camarades déportés et internés qui avez payé si cher le service à la Patrie. Ma pensée va, avec la vôtre, vers ceux d’entre vous qui ne sont pas revenus. Que leur exemple demeure afin de nous éclairer” » ; Le Réveil, 17 juin, première page.

1670.

A noter que ces retours ou les visites de journalistes s’intéressent majoritairement aux camps de concentration et pas d’extermination (cf. infra).

1671.

C’est nous qui soulignons. Dès l’époque, on connaissait et faisait donc la distinction. Le Colonel Manhès, rescapé de Buchenwald, est à l’époque le directeur de cabinet du ministre de la production industrielle ; Maurice Lampe, rescapé de Mauthausen, est lui le chef de cabinet du ministre des Anciens Combattants ; Le Réveil, 18 octobre 1946, troisième page. Cette différence entre les déportés, Le Réveil l’établit clairement dès le 14 mai 1945 (« L’enfer nazi, honte de l’humanité », première page), choisissant cependant encore une fois de s’attarder sur leurs points communs plutôt que d’insister sur ce qui les différencie radicalement : « Il existe entre les différents bagnes hitlériens des gradations dans l’horreur, comme l’expriment leurs discriminations entre camps de concentration, camps de représailles et camps d’extermination, mais cependant, de l’ensemble des récits, se dégagent quelques souffrances communes ».

1672.

Le Réveil écrit dans le même ordre d’idée que Léon Troujman« […] En juin 1944 […] fut interné comme déporté politique en Allemagne [sic] au camp d’Auschwitz  » ; in Le Réveil, 14 janvier 1947, troisième page.

1673.

L’expression en elle-même pose évidemment problème. Notons qu’elle est longtemps restée la seule à être juridiquement retenue.

1674.

Et pas par la Milice, comme le dit Robert Troujman, son neveu, dans le livre tiré de l’exposition du MRDI, op. cit., p. 13. Précision aimablement fournie par Tal Bruttmann qui a établi que Léon Troujman fut arrêté près du village de Sainte-Marie-du-Mont, le 20 juin 1944 et qui note qu’il est « [...] une des figures de la communauté juive » ; in Les persécutions raciales en Isère sous l’occupation allemande (septembre 1943-août 1944), op. cit., p. 189.

1675.

Voir notamment celui que publie Le Réveil, le 3 octobre 1945.