2 – Ratés.

Cependant, il y eut quelques tiraillements. D’ordre secondaire, ils ne sont pourtant pas anecdotiques 1699 . Pour Zerman et Briewski , c’est un peu complexe. Ils font, malgré eux, l’objet d’une petite querelle mémorielle. Alors que leur souvenir est, sur la plaque qui honore leur souvenir, rattaché à la mémoire « laïque », patriotique et politiquement proche du Parti communiste de la MOI , l’UJRE , assure elle en juillet 1945 qu’ils étaient deux de ses responsables. Enjeux de mémoire, les noms de Zerman et Briewski sont ainsi tiraillés entre deux légitimités, aux logiques mémorielles opposées, politique pour la première, « communautaire » pour la seconde. Le « conflit » est cependant minime qui finit par se régler et débouche sur une entente entre les deux organisations, toutes les deux d’obédience communiste 1700 .

Au passage d’ailleurs, la pièce documentaire 1701 qui nous a permis de retrouver trace de cette rapide confrontation mémorielle nous apprend que l’accès de la mémoire à l’espace public peut parfois dépendre de conditions matérielles on ne peut plus triviales. Qu’un épicier, par exemple, fasse preuve de mauvaise volonté, et les difficultés s’accroissent subitement.

‘« Grenoble, le 20 juillet 1945.

Monsieur le Maire,
Nous avons l’honneur de vous exposer ce qui suit : Le 16 décembre 1943, des responsables de notre organisation clandestine s’étaient réunis au 8 rue de Bonne, afin de préparer une action contre l’occupant. La Gestapo, ayant eu vent de cette réunion, opéra une descente et arrêta tous nos camarades qu’ils obligèrent à monter dans deux voitures. Deux de nos amis, Julien ZERMAN, responsable de notre organisation des Jeunes de la région lyonnaise, et Ice BRIEWSKI, responsable de notre organisation grenobloise, assaillirent deux officiers de la Gestapo qu’ils réussirent à terrasser. Profitant de ce succès initial, nos amis sautèrent de la voiture. A ce moment les autres Allemands remarquèrent leur fuite et commencèrent à tirer sur eux. Julien ZERMAN et Ice BRIEWSKI furent ainsi tués à l’angle de la rue de Bonne et de la Place Victor Hugo. Quelques jours après la Libération nous apposâmes une plaque commémorative à l’endroit même où nos amis avaient été abattus. Nous eûmes la joie de voir presque continuellement des fleurs, déposées par des inconnus, placées à côté de cette plaque. Les parents de Julien Zerman, de passage à Grenoble, avaient exprimé le désir de voir apposer une plaque en marbre à la place de celle en carton. Un de nos camarades se présentait donc au propriétaire de l’épicerie formant l’angle de la rue de Bonne et de la Place Victor Hugo pour demander son accord à ce changement. Il fut très mal reçu par ce dernier qui lui disait qu’il espérait que la plaque serait bientôt abîmée par la pluie et qu’il en serait ainsi débarrassée. »’

Si donc les résistants juifs (à défaut de la Résistance juive) ne sont pas expressément oubliés, qu’en est-il de la Déportation « raciale » ?

Notes
1699.

Ainsi, pour l’apposition de la plaque commémorative dédiée à la mémoire d’Abraham « Albert » Brozeck, le 26 août 1946, le représentant du pouvoir central, le préfet Reynier, est présent. Non pas par volonté d’accorder, par l’intermédiaire de sa présence symbolique, la reconnaissance de l’État à la Résistance juive communiste, mais parce que les hommages aux héros FTPF sont alors surveillés de très près, afin d’éviter tout dérapage dans les discours.

1700.

Zerman et Briewski sont morts tous deux le 16 décembre 1943 à Grenoble. Ils ont été arrêtés lors d’une souricière tendue par le SD dans un lieu où devait se tenir une réunion de l’UJRE et de l’UJJ. Onze autres personnes ont été arrêtées ce jour-là (sur cet épisode, lire Tal Bruttmann, op. cit., que nous remercions d’ailleurs encore une fois pour son aide).

Sur le plan de l’historiographie, seule Annie Kriegel, qui ignore l’arrestation des onze, mentionne ces deux morts (en insistant sur la dimension héroïque de leur décès, puisqu’ils ont tenté de s’échapper durant leur transfert, en désarmant les Allemands, et que le coup a malheureusement raté…). Un document au CDJC permet d’avoir la version, sans doute rédigée après-guerre, que l’UJRE communiste a donnée de la souricière. Une lettre, datant de début 1944, mentionnée par Renée Poznanski dans Être juif en France pendant la Seconde Guerre mondiale, comporte des échos de cette souricière. Jacques Ravine la mentionne lui aussi (dans une optique très « Résistance juive »), sans pouvoir donner de bilan, lequel est pourtant simple à établir, puisqu’il se trouve tout entier sur les listes de Drancy : onze personnes sont transférées le 22 décembre 1943 de Grenoble à Drancy et de là, à Auschwitz. Ces différentes occurrences posent trois questions :

1. Le Parti communiste peut certes revendiquer ces deux morts comme étant des siens, mais pourquoi n’évoque-t-il pas les onze autres : des Juifs « seulement » déportés, est-ce moins intéressant dans la vision « héroïsante » qui est celle du Parti après-guerre ?

2. Quelle est la spécificité laïque d’un mouvement s’intitulant Union des Juifs pour la Résistance et l’entraide ? Les communistes ont mis clairement en place ces structures dans le but d’attirer les Juifs vers eux. Ce sont des organisations par les Juifs et pour les Juifs. L’appartenance juive est clairement revendiquée dans le nom du mouvement, alors que l’engagement communiste ne transparaît en revanche nullement. Cela implique une différence radicale avec la MOI, à propos de laquelle le débat sur « appartenance juive/revendication de la laïcité » (cf. pour Grenoble le cas typique de Lypszic, déjà évoqué) des combattants peut être posé. Là où la question se complique, c’est que ces organisations, créées pour attirer les Juifs, devaient, théoriquement, servir de viviers pour la MOI.

3. Pourquoi les 11 membres UJJ/UJRE ont-ils été déportés à Auschwitz ? Parce qu’aux yeux des persécuteurs en tout cas, ils sont avant tout Juifs (encore une différence avec le cas Lypszic, qui a croupi trois mois dans les geôles de la Gestapo avant d’être exécuté).

1701.

AMG, 4 H 36. Lettre du 20 juillet 1945, adressée par l’UJRE au maire de Grenoble, qui se « défausse » en transférant le dossier à la préfecture, effectivement seule compétente en la matière. Nous avons été en contact via l’internet avec le CDJC à propos de Zerman, qui a bien voulu nous fournir à son propos une documentation intéressante.