1992 : la plaque commémorative de l’école Bizanet ; 1997 : la « découverte » de la Martellière…

Lisons l’inscription qui figure sur la plaque apposée sur la façade de l’école Bizanet en 1992.

‘« En souvenir des Juifs.
Arrêtés en août 1942 sur ordre du gouvernement de Vichy
Transférés à Vénissieux
Livrés aux nazis en zone occupée à Drancy
Et Déportés vers le camp d’extermination
d’Auschwitz
207 d’entre eux ont pu être identifiés.
Les résidents de l’arrondissement de Grenoble
Furent rassemblés le 26 août 1942
À la caserne Bizanet qui s’élevait ici.
La ville de Grenoble se souvient.
Grenoble le 17 décembre 1992. »’

Voilà donc tardivement reconnue la mémoire juive grenobloise de la Déportation. Ce qui était un lieu du souvenir en péril (combien de déportés rentrés des camps d’extermination conservent à cette date le souvenir individuel de leur lieu d’incarcération), que la reconnaissance lapidaire officielle transforme subitement un lieu de mémoire local, est le seul qui à Grenoble et dans l’Isère soit spécifiquement dédié à la mémoire de la Shoah...

Du moins jusqu’à la (re)découverte récente de la rafle de La Martellière. Là encore, il n’est pas question de refaire l’histoire de cette rafle, ni même d’exposer longuement ici les préventions que sa médiatique révélation nous inspire 1741 , mais simplement de constater qu’avec l’apposition à Voiron de la plaque qui en rappelle le souvenir, se clôt un cycle : Grenoble et l’Isère savent désormais officiellement que la Shoah n’a pas épargné la région.

Ce qui ouvre le questionnement sur de nouvelles interrogations, notamment celle de savoir si la revendication de mémoire actuelle autour de la Shoah n’exprime pas surtout une quête identitaire de la part des Juifs grenoblois sans religion, surtout de ceux nés après-guerre 1742 .

C’est ce que notait avec angoisse Théo Klein, à l’époque où il était président du CRIF : ‘ « [les jeunes nés après la guerre] justifient leur identité même, leur judéité par cette mémoire exclusive et intransigeance de la Shoah. Ils développent alors ce que j’appellerai une judéité mortifère ’ ‘ 1743 ’ ‘ . » ’ Le renversement est en effet patent. D’une communauté juive exprimant par-dessus tout son désir de réintégration dans la communauté nationale de l’après-guerre jusqu’aux revendications de spécificité mémorielle les plus virulentes des années quatre-vingt-dix, via la lente émergence de la mémoire juive dans les années soixante, soixante-dix et quatre-vingt, la situation s’est exactement inversée.

Sûrement qu’une étude qui se consacrerait à l’évaluation des enjeux qui se nouent actuellement à Grenoble autour de la mémoire juive, à présent qu’elle a toute sa place au sein de la mémoire locale et nationale de la Seconde Guerre mondiale nous permettrait de mesurer l’ampleur de ce renversement effectué depuis la Libération. Atteint-il à cette fâcheuse dérive que pronostiquait Théo Klein, et dont on peut peut-être discerner les prémices dans l’affaire de « La Martellière » ? Il faudrait pouvoir l’établir. Car l’histoire et la mémoire ont avancé au même pas depuis le début des années 80 l’une nourrissant l’autre. Les « découvertes » et avancées historiographiques ont été immédiatement instrumentalisées par une mémoire dont on pourrait dire qu’elle est à juste titre revendicative, d’autant plus que ses héritiers – fils et petits-fils – ont pris tardivement conscience en même temps de son existence et de sa relégation.

Mais c’est là un autre travail, encore plus contemporain et tellement en prise avec les enjeux complexes de notre temps que l’histoire n’est peut-être pas le mieux placé pour l’entreprendre 1744 . Nous ne pouvons en l’occurrence qu’approuver les phrases à la fois précautionneuses et humbles écrites par Annette Wieviorka : ‘ « Ainsi, et c’est ce qui rend l’analyse des manifestations de la mémoire si difficile, la mémoire collective n’éclaire pas l’histoire, même si elle se nourrit d’éléments historiques qu’elle sélectionne. Elle informe essentiellement sur le présent, un présent qui deviendra, quand le temps aura fait son œuvre de sédimentation, à son tour histoire ’ ‘ 1745 ’ ‘ . »

Notes
1741.

Sur la rafle en elle-même, outre les nombreux articles de presse publiés en 1997, deux études de synthèse : « Les enfants de La Martellière », in Etre Juif en Isère entre 1939 et 1945 (op. cit.), p. 113-120, par le Vice-Président du B’nai B’rith, Maurice Gnansia ; Les enfants de La Martellière, Delphine Deroo, déjà cité. Une troisième étude mérite amplement d’être mentionnée, conduite sous notre direction par une étudiante de première année de l’IEPG, Audrey Macchi, La Rafle de La Martellière entre histoire et mémoire, 60 p., 1999.

1742.

Comme l’écrit Annette Wieviorka dans Le Monde juif, n° 149, (septembre-décembre 1993, « La construction de la mémoire du génocide en France »), p. 36-37 : « Les modèles du premier vingtième siècle ne sont plus opératoires : comment être bundiste quand il n’y a plus de “masses” ou de “prolétariat” juifs, que le yiddish n’existe plus comme langue véhiculaire ? Comment croire que les utopies communistes ou gauchistes peuvent assurer un avenir radieux ? Les militants de la mémoire ont été dans leur immense majorité communistes dans les années d’après-guerre, gauchistes pour ceux nés après le génocide. La guerre joue comme un mythe d’origine de leur judéité et les diverses expressions de la mémoire – Jour de la Shoah, érection de mémoriaux, pèlerinage à Auschwitz , marche des vivants... sont en passe de créer une nouvelle religion civile pour des Juifs agnostiques ». Ce très pertinent texte a été conçu et prononcé pour le Congrès « Histoire et mémoire des crimes et génocides nazis », organisé par la Fondation Auschwitz de Bruxelles en novembre 1992.

1743.

In L’affaire du carmel d’Auschwitz, Paris, Jacques Bertoin, 1992, p. 30.

1744.

En revanche, les travaux notamment d’Alain Finkielkraut et de Tzvetan Todorov, qui pensent et écrivent en philosophes (et linguiste pour Todorov) permettent de se faire une juste idée de ces abus de mémoire. Voir supra, notre introduction pour ces aspects.

1745.

Annette Wieviorka, ibidem.