Chapitre IV
Les « Malmémoires ».

Seul ce qui ne cesse de nous faire souffrir reste dans la mémoire.
Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, 1887.

Les « Collabos » entre oubli et oubli ?

Si l’on accepte la définition selon laquelle la « mémoire collective » signifie à la fois présence continue au passé (entendu alors dans le sens d’un héritage essentiel, d’un legs vital parce que constitutif de l’identité culturelle du groupe) et présence constante du passé dans le présent, qui est le temps de l’action (généralement dans l’optique d’une instrumentalisation intervenant dans le registre politique), il est un groupe qui, par définition pourrait-on dire, entretient avec la séquence de la Deuxième Guerre mondiale des rapports mémoriels à la fois doublement ambigus , passionnés et particulièrement conflictuels .

On veut parler ici des « Collabos » 1746 , groupe difficile à circonscrire s’il en est, aux contours socio-politiques flous et mouvants, et dont l’après-guerre consacre immédiatement le discrédit 1747 . Au point que l’on peut se demander si, pour certain qu’il possède des souvenirs, ce groupe accède véritablement à une mémoire, avec ce que cela suppose d’expression et de reconnaissance dans le domaine public. C’est en pleine adéquation par exemple avec la proposition de De Gaulle que le procureur Mornet, lors du procès de Pétain, a pu ainsi résumer le point de vue de la majorité des acteurs de l’époque, en parlant significativement de « quatre ans à rayer de notre histoire ». Reléguant précocement Vichy dans l’oubli officiel tout en en organisant le procès, on n’empêche cependant pas ses partisans de se souvenir de leur engagement, même si on les y invite fortement et que beaucoup s’empressèrent de saisir l’occasion. Comment alors structurer une mémoire positive et agissante quand l’objet du souvenir est précisément la... défaite ? Les membres de ce groupe spécial parviennent-ils à s’extraire de cette « mémoire honteuse » et si oui, selon quelles modalités et quels rythmes ? La première des ambiguïtés de cette mémoire si particulière réside bien dans cette contradiction, dont ils doivent absolument sortir s’ils ne veulent pas se cantonner dans une mémoire du ressentiment fondée sur la certitude sclérosante et en fin de compte annihilante, d’être injustement considérés comme les vaincus de l’Histoire ?

La deuxième ambiguïté pose la question de l’usage que l’on veut faire de cette mémoire, si tant est qu’elle parvient à se constituer. Est-elle considérée comme une « mémoire-refuge » qui fonctionnerait comme une « pauvre » association des anciens de Vichy, sans autre propos que de fournir l’espace nécessaire à la périodique rencontre de quelques ? Lui assigne-t-on au contraire des buts politiques ? Constitue-t-on cette mémoire en un instrument de militantisme partisan, afin de proposer une relecture de l’histoire et de faire de celle-ci le pivot d’une démarche à proprement parler politique – avec ce que cela suppose d’inscription visible dans le débat public et comporte de campagnes électorales, etc. ?

Entre ces deux pôles extrêmes, on verra que l’éventail est large qui recouvre toute une gamme de comportements (souvent d’ailleurs portés par des individualités plus que par des groupes), qui justement prouvent qu’il est difficile d’offrir un visage unique sinon uni de cette mémoire.

Le rapport au passé immédiat que développe ce groupe est d’autant plus complexe qu’il s’appuie sur une véritable passion pour l’Histoire. A la fois blessure pour leur mémoire immédiate, elle est surtout la source inépuisable à laquelle puiser pour magnifier ce passé que l’on voudrait tant pouvoir assumer, que l’on souhaiterait réécrire avant de le revendiquer, qu’on cherche à « réviser 1748  » afin d’en faire un des piliers de l’identité du groupe. L’Histoire est donc à la fois le pire ennemi, que certains n’hésitent parfois pas à nier, en même temps que le meilleur allié de ceux qui veulent conserver la mémoire de ce qu’ils furent et qu’ils firent sous l’Occupation. Ce balancement est constant. Il peut même aider à définir un type de comportement qui confine souventes fois à la « schizophrénie », comme nous le verrons plus avant dans ce chapitre, tant cette position dialectique entre une histoire très récente qu’il s’agit ou de refouler ou de réhabiliter, et l’histoire du temps long qui fourmille, elle, d’épisodes prouvant la valeur atemporelle du groupe, est difficile à tenir. On pourrait résumer ce lien indéfectible qui unit les « Collabos » à l’Histoire en posant cette question : comment, malgré elle, ou par-dessus elle, arriver à inscrire l’expérience du groupe en son sein ; comment renouer, d’urgence qui plus est, avec le fil de l’Histoire et y insérer la vison du groupe ? En résumé, comment donc bâtir une mémoire historique et non plus seulement sociale (les mêmes confinés entre eux) 1749  ?

On saisit bien ce que cette entreprise suppose de conflits . Qu’il s’agisse de heurts internes au groupe et aux individus qui le composent (refouler le passé ou le revendiquer ?), ou de ceux qui l’opposent durement à la mémoire officielle de la nation, ancrée à la vision mythique proposée très tôt par de Gaulle, c’est dans et par le conflit que s’élabore la mémoire des « Collabos ». Très logiquement, quand surgit parfois l’expression de cette mémoire, les réactions sont alors violentes. La constitution de cette mémoire est donc tributaire de soubresauts plus ou moins virulents ; sa maturation ne s’effectue en tout cas pas selon un rythme lent et tranquille, mais plutôt de manière saccadée et imprévisible.

Les signes et les traces de cette mémoire sont, c’est vrai, ténus à Grenoble. On ne parvient justement à la repérer à l’œuvre qu’au moment de l’éclatement des affrontements qu’elle provoque, c’est-à-dire à l’occasion. Mais cet affrontement est lui-même, à l’échelle grenobloise, est difficile à apercevoir. Certes, on note bien dans la presse des réactions différenciées à l’évocation de telle ou telle affaire d’envergure locale ou nationale, ou quand l’Épuration se fait moins sévère 1750 . Mais le ton modéré qu’adopte Le Réveil au moment du procès Pétain par exemple, ne suffit pas à considérer que le journal MRP est le porte parole privilégié de la mémoire de la Collaboration, loin s’en faut. Et s’il existe après-guerre des associations d’anciens « Légionnaires » ou de membres du PPF, pour peu probable que ce soit, nous n’en avons pas retrouvé la trace. La tâche est donc ardue, d’autant que se pose pour la « mémoire noire » la question des vecteurs de sa transmission, c’est-à-dire pour nous pas encore de sa lisibilité, mais tout simplement de sa visibilité. De toute évidence, le plus efficace, la commémoration publique, lui est interdit, au moins pour un certain temps, ce qui contraint ceux qui veulent la faire exister à se situer sur un autre plan, où le témoignage culturel au sens large (notamment d’ordre littéraire), occupe alors la première place 1751 .

Reste que parfois, cette mémoire tente une percée, ce qui permet d’observer que non seulement elle n’est pas une mais aussi que les buts qu’elle poursuit sont variables dans le temps, la chronologie que l’on peut proposer de ces variations étant fondée sur deux temps, d’ampleur et de nature très différents.

La fin des années quarante semble correspondre au temps de la relégation , volontaire ou non, dans l’oubli. Mais ce silence est en lui-même révélateur, d’autant plus qu’il est tout relatif et que la découverte récente d’un fonds d’archives audiovisuel inédit nous permet d’en fournir une analyse assez détaillée. On constatera qu’à cette époque l’enjeu mémoriel essentiel est situé quelque part entre l’affirmation d’une certaine tradition française et la nostalgie de la perte d’un monde où les valeurs de la Révolution nationale avaient pour un temps semblé renouer avec cette France ancestrale qu’on chérit tant.

La décennie cinquante (et le début des années soixante) est elle marquée par l’apparition d’une mémoire collective claire et assumée , qui cherche et parvient parfois à s’approprier un espace, même réduit, d’expression publique. L’érection, en 1951, d’une statue de Jeanne d’Arc, sculptée grâce aux fonds récoltés par la Légion, en plein cœur de Grenoble, ou encore l’activité de la section iséroise de l’Association pour Défendre la Mémoire du maréchal Pétain sont la preuve que le temps du silence est bel et bien révolu et que commence celui de la révision historique et de la réhabilitation politique.

Mais on rencontre aussi parfois des tentatives qui ressemblent à des confusions volontaires de mémoires, construites pour servir soit des buts politiques (défendre l’Algérie française au nom de la Résistance par exemple), soit pour s’attribuer une part de la mémoire positive de la Résistance ou de la Déportation (Requis ou déportés du STO ?), qu’il convient d’envisager à part parce qu’elles se situent à la périphérie de la mémoire « Collabo ».

Évaluer quelle est la survivance mémorielle de ceux qui, de la « divine surprise » à la « revanche de Dreyfus 1752  », choisirent, pour aller vite, Vichy et les Allemands, n’est pas chose facile.

Il faut cependant que nous menions cette enquête. Malgré ses difficultés méthodologiques, conscient de l’humilité à laquelle elle nous oblige, et attentifs à décrypter l’image souvent brouillée que les « Collabos » eux-mêmes se font de leur expérience, il faut, surtout ici, savoir lire entre les lignes pour pouvoir débusquer, derrière l’apparente banalité du propos, la redondance des figures rhétoriques d’une instrumentalisation fallacieuse du passé.

Notes
1746.

Nous reviendrons plus avant dans notre étude sur ce terme, pour le nuancer évidemment. Pour trop englobant qu’il soit, il présente pour l’instant le double avantage d’être celui qu’emploient d’une façon générique les contemporains pour désigner en les réprouvant les partisans de la Révolution nationale et les tenants de la Collaboration avec l’Allemagne nazie, quel que soit leur degré d’investissement (Maréchalistes, Pétainistes, Collaborationnistes, etc.) et de faire immédiatement image.

1747.

Sans oublier que comme le rappelle Philippe Burrin, le discrédit de Vichy s’étend du « même mouvement [à] celui de toutes les droites, sommairement identifiées au régime », ce qui complique d’autant la sociologie de la Collaboration ; « Vichy », in Les lieux de mémoire, III. Les France. 1. Conflits et partages, Pierre Nora (dir.), Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque illustrée des histoires » , 1992, p. 321-345 ; citation p. 337.

1748.

Nous faisons totalement notre la mise au point d’Henry Rousso (in « La Seconde Guerre mondiale dans la mémoire des droites », in Histoire des droites en France, t..2, « Cultures », Paris, NRF/Gallimard, collection « Essais », 1992, Jean-François Sirinelli (dir.), p. 732, note 3), qu’il convient de citer ici : « En cette matière, les mots doivent être utilisés avec précaution. Si tout historien a tendance à réviser, à réévaluer, à remettre en question l’historiographie qui le précède, il n’en est pas pour autant “révisionniste” (sauf par abus ou facilité de langage), terme qui, par son suffixe, signale une démarche idéologique est systématique dont la fonction est de légitimer, par la remise en question d’une histoire généralement qualifiée d’“Officielle”, un discours ou une action politique qui peut être de droite ou de gauche [...]. » C’est clairement à la deuxième attitude de relecture consciente et intéressée du passé que se rattachent les nostalgiques grenoblois de la Révolution nationale.

1749.

Henry Rousso posait à peu près la même question, à propos lui de la « droite » dans son acception large : « Existe-t-il une manière singulière et spécifique aux droites d’affronter l’héritage de l’Histoire, la présence du passé et d’en proposer des usages politiques propres ? [...] Entretient-on une certaine relation avec le passé parque que l’on est de droite ou est-on de droite parce que précisément on entretient une relation particulière à l’Histoire ? Assurément les deux, car toute catégorisation politique est par définition dialectique » ; art. cité, p. 613.

1750.

Le traitement réservé par la justice à la Collaboration grenobloise est en effet un espace où, en même temps que se dit le droit, se codifie la vision du phénomène « Collaboration ». A ce titre, l’intérêt est de mesurer quelle image se font ceux qui ne se réclament pas du groupe des « Collabos » parce que c’est elle qui, on le sait, conditionne au premier chef les représentations de l’opinion publique. Il ne s’agit donc plus là à proprement parler d’une « auto-mémoire », sui generis et choisie, mais d’une mémoire extérieure qui s’impose au groupe des « Collabos », et dont les inflexions ne varient pas dans le temps. La procédure judiciaire est l’un des axes majeurs de la structuration de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Cette vérité première – de tous les débats qui ont agité la communauté des historiens à l’ouverture des procès Touvier et Papon notamment, retenons surtout la confidence de son « malaise » que nous fit Michel Chanal, convoqué au procès Touvier en tant que « témoin » et jurant ainsi de dire « la vérité » – est d’abord première dans le temps : lieux privilégiés d’une codification mémorielle extérieure au groupe des « Collabos » et de son expression à présent publique, les cours de justice délivrent en effet la version officielle de ce que fut la Collaboration grenobloise dès l’été 1944, on l’a vu (cf. supra). L’approche judiciaire de l’histoire de la Collaboration grenobloise dure ensuite jusqu’à ce que les différents lois d’amnistie (la première votée le 5 janvier 1951, la seconde le 24 juillet 1953 avec des précautions mémorielles dont rend bien compte l’article 1) l’arrêtent brusquement. Reste à savoir, après avoir évalué quelle représentation d’ensemble de la Collaboration locale les procès délivrent à l’opinion durant une décennie, si l’amnistie officielle équivaut en l’occurrence à une réelle amnésie (totale ou partielle) « sur le terrain », là où la loi et le droit cherchent à contraindre à l’oubli. Grenoble accepte-t-elle cette « méthode Coué » ou au contraire se rebiffe-t-elle pour affirmer encore une fois l’exceptionnelle qualité de sa mémoire résistante ? Nous envisageons de travailler avec Tal Bruttmann sur ce sujet de l’impossible occultation, notamment autour de la perception sur le long terme de la Collaboration grenoblois via les procès (procès Berthon, l’un des chefs locaux de la Milice, en 1951 ; procès de la « Gestapo de Grenoble » en novembre 1954 ; « l’affaire Barbier » entre 1963 et 1966, etc.). Cf. annexe n° XXXII sur le cas du procès Barbier en 1965.

1751.

Lire sur ce sujet Dorothée Bednarek, Les enfants de la Collaboration. Pour une approche de la mémoire de la Collaboration, mémoire de fin d’études, Institut d’Études Politiques de Grenoble, 1992, 310 p., sous la direction de Jean-Pierre Viallet ; Pierre Rigoulot, Les enfants de l’Épuration, Paris, Plon, 1993, 532 p. et les contributions de Michael Kelly et Colin Nettelbeck, in Collaboration in France. Politics and Culkture during the Nazi Occupartion, 1940-1944, G. Hirschfeld et P. Marsh éd., Oxford-New York-Munich, Berg, 1989.

1752.

Les deux formules de Maurras, qui encadrent chronologiquement exactement le conflit, sont révélatrices de l’état d’esprit qui prévaut au sein du groupe dont nous allons essayer de sonder la mémoire.