I – Entre tradition et nostalgie : la mémoire pétainiste grenobloise de la guerre.

A – « la Libération n’a pas eu lieu » : l’œuvre cinématographique d’André Gimel, individu éclaté.

On dispose d’une mine, récemment mise à jour. La filmographie d’André Gimel, assureur de son état et cinéaste-amateur (et même un peu plus que ça, puisqu’il développe une véritable vision de technicien et d’auteur, comme on le verra) 1753 , se compose de plus de deux cents cinquante courts métrages qui, tournés entre 1931 et 1978 1754 , brossent le portrait d’une ville (Grenoble) et d’une région (le Dauphiné) vu avec les yeux d’un fervent admirateur de la Révolution nationale. L’homme écrit également. Ses cahiers manuscrits (baptisés tour à tour « Carnets de route », « Journal-souvenir », « Journal de prise de vues », et même « Livre ») sont le contrepoint écrit de ce que sa caméra 16 mm fixe sur la pellicule. Et ce qu’elle filme, cette caméra, c’est un régime politique qui incarne au plus juste ses propres idées et qu’il va s’appliquer à montrer sous un jour le plus favorable possible, grâce à un dense réseau d’amitiés au sein des structures locales de la Révolution nationale, dont il devient le « metteur en images » officieux. Il est ainsi à la limite de verser dans l’œuvre de propagande quand il consacre ses reportages à la Légion Française des Combattants, aux Chantiers de la Jeunesse, au Secours National et aussi aux fêtes paysannes, puis à la Milice 1755

Cependant, l’aspect le plus intéressant pour nous est qu’il continue de filmer, une fois défaits ceux qui pour lui incarnaient la « Vraie France ». Et là, son regard devient subitement encore plus révélateur. Car on est après l’événement. Clairement, quand, bafouillant ses explications politiques (mais pas sa technique) et cherchant piteusement à se reclasser, Gimel livre sa vision particulière des années qui s’achèvent, c’est une esquisse filmique de « mémoire noire » qui défile sous nos yeux 1756 .

La première des évidences, quand on envisage son « œuvre », c’est la double dualité de cet homme, à la fois individuelle et historique.

D’après lui, sa fracture est en effet d’abord affective, intime, personnelle au plus près. Il le confesse presque sans détour dans ses cahiers, il n’a « pas la tête à ça », le 22 août 1944. Il est perdu et plusieurs fois orphelin. Dernier en date des épisodes de sa vie familiale, un psychanalyste nous dirait sûrement si la mort de sa mère constitue aussi l’ultime étape de sa maturation individuelle, si ce déjà nettement quadragénaire a passé maintenant clairement à l’âge d’adulte 1757 .

Mais quelle cruauté du sort tout de même que cette « ruse de l’Histoire » qui fait par deux fois, avec insistance et une précision chronologique diabolique, correspondre la petite avec la Grande ! Son père meurt en effet quand le maréchal Pétain effectue sa visite à Grenoble en mars 1941 ; sa mère meurt au moment de la Libération, le 22 août 1944. Un cycle commence, puis s’achève. Un homme passe et filme l’histoire : concordance des temps, mais décalage du regard.

Quel résumé de la vie de cet éternel jeune homme, confit dans sa dévotion à l’ordre des Anciens, que d’inaugurer l’ère de l’Ordre Moral triomphant de la Révolution nationale avec la (re)découverte d’un père de substitution – et quel père, ce fantôme de Mac-Mahon, triomphant soixante-dix ans après ! – au moment même où l’auteur de ses jours décline jusqu’à en mourir 1758 , et de la clore, comme on refermerait une parenthèse, comme on renoncerait à ses espoirs, mais aussi comme on laisserait béante une plaie, par la mort de sa mère, que, cette fois-ci, aucun(e) maréchal(e) de France au regard bleu de four ne vient compenser !

Seulement, là où la mort du père a ouvert sur l’espoir d’une communion supérieure sous la paternité bienveillante d’un vieillard, poussif arrière-grand-père de la patrie, la mort de sa mère, elle, n’ouvre sur rien. Elle n’augure rien.

Notes
1753.

Le film que je n’ai pas fait. Journal d’un cinéaste amateur. 1934-1944, Archives Départementales de l’Isère/Conseil Général de l’Isère, Grenoble, Eymond, 141 p. Le catalogue de l’exposition éponyme qui s’est tenue aux Archives Départementales de l’Isère durant pratiquement toute l’année 1999 regroupe diverses contributions, dont la nôtre, « La Libération n’a pas eu lieu : projection privée par André Gimel », p. 105-118, dont s’inspirent les pages qui suivent.

1754.

Le reste de la production, c’est-à-dire jusqu’à sa mort en 1986, a pour l’instant échappé à la traque d’Arnaud Ragon, le découvreur du fonds Gimel, que nous remercions ici pour son aide.

1755.

Cf. les annexes n° XXXIII et XXXIV pour une rapide biographie, la liste complète de sa filmographie ainsi que la « table des matières » de ses cahiers.

1756.

Le corpus qui fournit le matériau de cette rapide étude est triple : vingt et une photographies prises le 22 août 1944, trois films (« Le général de Gaulle à Grenoble, dimanche 5 novembre 1944 », « 8 mai, jour V à Grenoble », « Vassieux-en-Vercors, dimanche 5 août 1945, foire aux douleurs ») et une trentaine de pages manuscrites, commentaires accompagnant ces séquences filmées et consignés dans les cahiers de Gimel. Voir notre annexe audiovisuelle (n° XXXIV), à laquelle il faut absolument se référer pour décrypter l’entreprise « gimelienne ».

1757.

Extrait des cahiers : « J’ai eu la pensée de prendre ma chère caméra... mais je venais d’avoir un deuil cruel et j’étais, je le pense maintenant, dans l’impossibilité de prendre des vues. Je voyais les images mais... me trouvait dans l’impossibilité de les réaliser mécaniquement. La mort de ma mère avait été si brusque, et c’était si récent que j’en étais encore tout abasourdi. »

1758.

Ce passage, qui en dit long de l’identification de Gimel à Pétain : « Alors même que j’étais préoccupé par la prise de vue, devant quel sujet ! le maréchal, mon esprit s’en allait rôder du côté du lit de douleur de mon père. Ainsi est la vie. Voir mourir les êtres qui vous sont chers, quelle douleur. J’ai pourtant gardé de la vue du maréchal [...] une image pure et merveilleuse. C’est un grand homme, il déchaîne sur son passage un enthousiasme frénétique. J’ai vu des gens rester bouche bée devant lui [...]. »