B – Gimel : un Janus bifrons idéologique.

Car Gimel, qu’on ne s’y trompe pas, n’aime pas la période qui s’annonce. Ainsi de ce savoureux aveu auquel il se contraint, tartufe malgré lui, quand il choisit d’intituler les quelques pages qu’il consacre à la libération de Grenoble ‘ « A la gloire des FFI. Le film que je n’ai pas fait, 22 août 1944 ».

Pas assez honnête avec lui-même pour pousser l’introspection juste un peu plus loin, là où il serait définitivement face à ses apories, sa formule sonne forcément faux. Il faut alors lui venir en aide afin de l’aider à préciser. Le vrai titre qu’il choisit pour inaugurer la page 43 de ses cahiers, celui qu’on lit en filigrane, en creux, trop pâle palimpseste, ne serait-ce pas plutôt « La Libération. Le film que je ne veux pas faire » ; mieux : « La Libération. Mauvaise nouvelle, mauvais temps » ?

C’est bien là qu’une deuxième fois Gimel est enserré dans ses propres contradictions au point d’en paraître schizophrène : il n’a donc pas fait de film, mais pris de nombreuses photos, ce qu’il ne précise pas. Il n’a pas fait de film mais réalisé ‘ « [...] un film d’actualité... sur papier... Ce sera le film que je n’aurai jamais réalisé ’ ‘ 1759 ’ ‘  » ’. Si son habituel intermédiaire entre lui et le monde, son filtre le plus familier, ce prisme ô combien rassurant, le triple objectif de sa chère caméra, reste « muet » le 22 août, c’est qu’André Gimel ne veut pas que la Libération ait eu lieu. On le sait parce qu’il l’écrit : son abstinence – non, son abstention 1760 – dure le temps de ce long été de la Libération, jusqu’au 5 novembre exactement, ce jour béni où le cinéaste sans repère, grand garçon en quête de père, en trouvera enfin un troisième en la personne du général de Gaulle... Il peut alors de nouveau tourner ( ‘ « Depuis le 4 juin je n’ai pas eu de caméra en mains et je ne pouvais mieux la reprendre et la sentir palpiter entre mes doigts que ce dimanche 5 novembre 1944, pour la visite du général de Gaulle à notre ville à qui il devait remettre la croix de la libération » ’).

Il ne grave donc aucune pellicule, c’est entendu, mais entend néanmoins témoigner. Et son témoignage, il le construit en abyme. Il impressionne ainsi un autre papier, celui, argenté, de son appareil photo (mais il n’est ni Robert Capa ni Eugene Smith) et en noircit jusqu’à plus soif un autre encore : celui, quadrillé, de ses cahiers d’écolier (et là sa plume se rapproche, la visibilité du nihilisme en moins, de la pointe acide d’un Paul Léautaud). Il est maréchaliste en diable, pétainiste jusqu’au fond de lui et jusqu’au bout de l’été, mais il se force à voir, à interpréter et à retranscrire ce qui, pour l’écrasante majorité est délivrance, pour lui, défaite.

Notes
1759.

Voici le début de cette phrase dans son intégralité : « C’est pourquoi je n’ai réalisé qu’un film d’actualité...sur papier [...]. » Le papier, ersatz de pellicule donc... (Souligné par nous).

1760.

C’est le mot qu’emploie Gimel : « Meurtri encore par le décès de ma mère, je n’avais pas eu le courage d’enregistrer comme il aurait convenu la liesse populaire [...]. Je m’étais abstenu de filmer. Mais comme une chose trop attendue, la joie ne pouvait être que contenue. » (C’est nous qui soulignons).