Reste l’irréductible Événement, l’explosion, la tempête de la libération.
Où place-t-il cette journée du 22 août qu’il n’a pas filmée ? Quelle vision livre-t-il de celles qui l’ont suivie, jusqu’au 5 novembre, et même au-delà ? A suivre ses carnets, rien de très structuré. Rien d’articulé, de ciselé, ni même de pensé. Plutôt un inventaire, aussi hétéroclite que celui de Prévert, mais tout différent dans ses présupposés politiques, révélateur à la fois de son imaginaire et de son environnement idéologique. Une longue liste de saynètes, litanie mi-féroce, mi-désabusée, mi (faussement)-fervente, catalogue fourre-tout situé dans un entre-deux temporel, dans un non-lieu d’histoire, qui esquisse le portrait d’une ville certes redonnée à elle-même, mais qu’il ne reconnaît pas parce qu’il ne veut pas la voir, oscillant sans cesse, dans la description qu’il en donne, entre l’image d’une kermesse populaire, sorte de carnaval fiévreux et l’impression d’un salmigondis informe, d’un monde tête-bêche d’où ses valeurs sont absentes. Un monde à l’envers du sien. Une dilution.
Bien sûr, il affecte lui aussi une manière d’enthousiasme. Il sacrifie en quelque sorte à une gaieté minimale. Alors, va pour l’enchaînement à l’emporte-pièce de scènes de rue devenues plus de cinquante ans après stéréotypées d’une atmosphère, images d’Épinal noir et blanc, plus sépia que chromo. Aux groupes de FFI descendus des montagnes, gros brodequins et figures burinées (« A peine dans la rue, la foule acclamait tous les camions qui passaient sur lesquels étaient juchés des FFI drapeaux à la main, revolvers au poignet »), succèdent les Américains et leur suréquipement (« Ils sont chaussés de caoutchouc comme leurs véhicules et rien ne semble leur manquer ») ; puis vient la foule, versatile par définition ( ‘ « La foule sortait prudemment, l’avion allemand l’avait refroidie » ’) et ses rites de transition, de passage d’un monde à l’autre ( ‘ « Il y a du changement dans la ville... On procède au nettoyage à grandes eaux des panonceaux de publicité où doivent disparaître toutes les affiches de Vichy ’ ‘ et pro-allemandes. On efface les ’ ‘ ’ ‘ . On fait peau neuve » ’). Mais pas de joie : est-ce seulement la mort de sa mère qui plombe cruellement son horizon personnel.
En ce jour d’allégresse, son registre est très délibérément celui de la mort, partout présente. C’est elle qu’il photographie par deux fois, et en gros plan encore. C’est d’elle qu’il parle tout au long de ces trois pages (« J’ai vu des corps dans la rigole »). Il semble la déplorer, quel que soit celui qui est tombé et surtout quelle que soit la raison pour laquelle il est mort. Tout et tous se mêlent alors dans un égalitarisme funéraire à la pratique vertu disculpante.
Amalgame inconscient, état d’esprit morbide, ou bien confusion volontaire et alors scandaleuse ? Que veut-il signifier quand il manie sciemment la dérision ? Non seulement que toutes les morts se valent, mais aussi que tous les morts sont égaux, le « traître » et le « sous-lieutenant FFI », et aussi que les soldats de la Libération sont des incapables, qui s’entre-tuent 1761 ?
La mort semble l’emporter définitivement dans les dernières lignes qu’il trace à propos de cette journée du 22 août (« Deuil dans mon cœur »). Triple deuil pour une triple mort pourrait-on dire : celle de sa mère ; celle, politique, de ce père de remplacement qu’il s’était choisi trois ans plus tôt ; la sienne, enfin, pour l’instant seulement idéologique et culturelle.
Mais demain ? Crainte de la colère du peuple, de la vindicte de la foule, de la furie de la populace ? Peur pour lui-même peut-être ? Son corps, bientôt, dans le caniveau 1762 ? Alors comment faire sans devenir fou ? Comment assouvir cette soif compulsive et polygraphe de re-porter des événements qu’on n’aime pas ? Qu’est-ce qui se donne à voir et surtout à décrypter du « système » de Gimel dans ces vingt et une photos, ces trois films et ces trente pages qui composent cette chronique de l’ambiguïté ? Quelles représentations et codifications symboliques de la séquence de la Libération (un an, presque jour pour jour, du 22 août 1944 au 5 août 1945) propose, consciemment ou non, l’ancien cinéaste de la Légion et de la Milice ? Quel paradoxe en tout cas que ce complexe jeu de miroir qui nous invite à mesurer, sans pouvoir le croire, comment celui qui est le moins bien placé pour le faire « écrit » (sur son triple papier...) la Libération...
De fait, Gimel choisit une voie a minima, un étiage moyen. Son témoignage est forcément une côte mal taillée, gigogne de surcroît. Il se situe quelque part entre l’urgence de dire, quel que soit le support, la tentation de conjuration en même temps que d’exonération de sa faillite personnelle et de son échec politique, et peut-être même la volonté de participer, malgré tout, à cette immense chose : la renaissance, même si c’est par une autre voie, de son pays.
Mais gare ! C’est la « Vraie France » qu’il veut montrer.
D’abord, les invariants. Les incontournables. Pour lui, les antiennes vichystes mille fois « entonnées » et encensées par sa caméra demeurent d’actualité et continuent d’illustrer les enjeux de l’identité culturelle française, même après-guerre. Ses vues cinématographiques sont le kaléidoscope de sa vision ultra-réactionnaire de la France et de son histoire, visible et lisible jusqu’en ces jours qui en sont pourtant la stricte négation. Son propos ? Parvenir à insérer au sein même de la séquence de la Libération sa vision, son usage du monde. Gimel ripoline alors à tout va. Pas de claire apologie du Pétainisme ou de la Collaboration, non, mais des échos, un florilège aux références aisément identifiables, qui s’articule en quatre mouvements.
Nouvel extrait des Cahiers : « C’est un traître, il n’a que ce qu’il mérite mais un FFI voulant l’achever avec sa mitraillette atteint un de ses frères d’armes qui se trouvait à côté et le tue, jeu de circonstances, j’ai su qu’il s’agissait du sous-lieutenant Jacques Deville qui s’était distingué le matin à Pont-de-Claix et tragique destin tombait dans la ville qu’il avait contribué à libérer. »
Est-ce l’un des sens cachés de cette surprenante et tardive confidence, dans ses cahiers, le 5 août 1945, quand il se rend dans le Vercors : « Le matin, départ en camion. Un 10 tonnes peut “enlever” facilement 60 personnes, mais nous étions un peu serrés les uns contre les autres. J’avais l’impression, par ce petit matin – il était 7 heures – de partir pour une exécution par fusillade ou la déportation. Malheureusement, beaucoup de Français ont connu ces départs sans retour et je plains et pense à tous ceux qui le savaient, leur infortune. »