2 – Les Français, malgré eux.

La France, c’est aussi les Français. Il faut bien se rendre à l’évidence de cette banalité, qui dérange Gimel. Lui n’a pas confiance dans les gens, mais dans la communauté. Il n’aime pas les hommes, il préfère les groupes. Surtout quand ils sont encadrés. A bas l’individu, et que priment les « corps englobants », gardiens du troupeau et garants de sa moralité ! Il faut surveiller et corseter. Travail, famille, patrie...

Déjà le 22 août, la population libérée s’assimilait pratiquement pour lui à la populace, triplement méprisable parce que juste apte à quémander ( ‘ « Par contre les cigarettes, le chewing-gum, les allumettes leur [aux Américains] sont réclamées impérativement » ’), lâche ou pas loin ( ‘ « Vers 11 h 45, un avion allemand volant très bas mitraillait les rues et semblait vouloir mettre un frein à l’enthousiasme des Grenoblois. A midi, couvre-feu » ’), veule et méchante ( ‘ « cet homme poursuivi [...], jeté à la foule en délire qui veut le lyncher » ; « A la prison j’ai vu des gens qui attendaient quoi... l’exécution des traîtres »).

Encore, le 5 novembre 1944 comme le 8 mai 1945, la foule est bête, quêtant sa part de gloire d’un événement qui la dépasse (« “Photographiez-nous, monsieur” », et nous passons impassibles, fiers peut-être de cette popularité qui ne nous est pas destinée »), mais au moins dispose-t-elle de nouveau d’un chef, d’une armée qui défile, de benoîtes Alsaciennes en coiffe, d’uniformes rutilants, de discours et d’officiels qui officient et lui montrent le chemin. Elle est reprise en mains : tout va bien.

Les mots ont cependant cette force que les images ne possèdent pas toujours. Qui regarde le « reportage » consacré par Gimel à Vassieux-en-Vercors, en août 1945, ne lit pas forcément ses carnets, dans lesquels sont consignés ses commentaires.

Les véhicules qui conduisent ces gens et qui se pressent vers des ruines et des tombes ? Des ‘ « fourmis qui courent inlassablement et innombrables vers leurs termitières » ’, écrit-il. Ces femmes, tout de noir vêtues ? ‘ « Pourtant les veuves pleuraient, les filles applaudissaient, et pas sans vergogne ’ ‘ 1765 ’ ‘ mangeaient dans le confessionnal de l’église détruite » ’. Ceux qui représentent la France de la Libération, les officiels qui incarnent les pouvoirs issus de la Résistance, le chef du CNR par exemple ? « M. le ministre se fait attendre... ».

Ces images, on les pense dédiées à la mémoire des martyrs, comme l’écrit lui-même Gimel ; elles montrent la douleur et disent le drame ( ‘ « Anniversaire du martyre de ce petit pays de France […]. C’est à Vassieux ’ ‘ qu’a été dévolu l’honneur des premiers combats qui ont commencé la libération de notre sol, il y a un an » ’). Eh bien non ! Gimel distingue autre chose derrière cette journée du souvenir ; il prophétise un autre destin à ces morts, à ceux-là même dont il louait le courage une page plus haut : ils seront bientôt des prétextes commémoratifs, des faire-valoir touristiques ( ‘ « Je crains que Vassieux ne devienne, d’ici un an, un lieu de pèlerinage organisé... par les entrepreneurs de transport ! ! “Ici est resté quatre jours sans boire le petit Martin... suivons le guide SVP […]. Suivons le guide... Ici furent assassinés onze personnes de la même famille”. Ainsi sera un peu plus populaire le souvenir de nos héros du Vercors ’ ‘  » ’). Plus tard 1766 – mais quand exactement ? –, dans ses carnets, il ajoute cette mention au banal et purement informatif titre 1767 qu’il avait initialement donné à son reportage : « Foire aux douleurs »...

Filmant, il montre sans vraiment dire. Écrivant et commentant, il ne dit pas mal, il dit du mal. Il médit.

Notes
1765.

Tout de même...

1766.

L’encre qu’il utilise est en effet d’une couleur différente, ce qui permet, non pas de dater précisément l’adjonction de cette formule, mais de penser qu’elle est postérieure à la rédaction du reste du texte.

1767.

« Vassieux-en-Vercors, 5 août 1945 ».