3 – La jeunesse pour obsession.

Il est pourtant un fugace instant dans leur existence où les hommes sont aimables pour Gimel : c’est quand ils sont jeunes. Il est, il veut être le cinéaste de la jeunesse. De fait, durant les années noires, il se fit à maintes reprises le propagandiste zélé de la vision vichyste de cette « jeunesse de France » sur laquelle le maréchal entendait s’appuyer pour asseoir sa tentative de révolution de l’archaïsme. Tout est pour lui affaire de juvénilité, en politique comme ailleurs. C’est là le point nodal de son idéologie en même temps que la principale focale de sa caméra. Alors il continue.

Le maire de la Libération par exemple, qu’il montre aux côtés de De Gaulle, recevant des mains du grand homme la Croix de la Libération, vaut surtout parce qu’il est un « jeune maire », qui connaîtra sûrement ‘ « une grande destinée administrative compatible avec sa jeunesse ’ ‘ 1768 ’ ‘  ».

Ferment de la renaissance du pays, l’armée française lui plaît parce qu’elle est deux fois jeune : dans sa composition ( ‘ « Son empire, d’Afrique ’ ‘ du Nord ’ ‘ , est venu lui montrer toute la vitalité de ses enfants et la bonne tenue de notre jeunesse d’outre-mer » ’) et dans son entrain ( ‘ « Derrière de Gaulle ’ ‘ [...] toute la jeunesse et l’enthousiasme de la nouvelle armée française ’ ‘ 1769 ’ ‘  » ’). Plus et mieux : les « jeunes gens » prennent le pouvoir en ce ‘ « 8 mai 1945, jour V à Grenoble [...] secou[ant] par leurs chants [la ville] de sa torpeur ’ ‘ 1770 ’ ‘  ». ’ Quasiment occultée, la dimension politique de cette journée, pour mieux laisser place et espace à « la jeunesse, elle qui sera Reine de ce jour-là ».

Alors l’événement 1771 prend une nouvelle dimension, celle d’une fête de la jeunesse, où s’entremêlent des corps et des sourires, où s’entrelacent des explosions plus ou moins désordonnées d’exubérance bon enfant et des farandoles potaches, où les ridelles des camions ploient sous le nombre et la masse de ce gigantesque « monôme » qui conquiert la rue. Chemises entrebâillées sur des peaux brunies, lunettes de soleil, cœurs légers, mimiques complices, taille de guêpes et gendarmes débonnaires : une « fête folle » 1772 , une certaine esthétique de la Libération aussi et surtout une fantastique illusion pour Gimel. Car la tradition (pour le cinéaste, elle est paradoxalement incarnée par la jeunesse, dans ce qu’elle représenterait d’éternité en devenir) n’est qu’une illusion de la permanence et Gimel n’a pas, n’a plus affaire à la même jeunesse. Il a beau, fin dialecticien, l’exalter puis l’exhorter ( ‘ « J’ai regretté le soir de n’avoir pas enregistré la jeunesse estudiantine qui mettait en boîte dans un monôme très réussi – armes secrètes, pas de l’oie – les Allemands... Oui, ce jour “V” à Grenoble doit être placé sous le signe de la jeunesse exubérante. Amusez-vous aujourd’hui, mais demain travaillez car il y a tout à reconstruire dans notre France meurtrie » ’), cette jeunesse-là, la génération de la Libération, n’ira plus à Tronçais, ne se laissera pas mener au STO, ni ne grossira les rangs de la Légion. Jamais plus aucun de ses membres dévoyés ne s’acoquinera avec Darnand. Elle n’est plus – quel comble pour la jeunesse ! – qu’un rêve de passé, étriqué et mesquin. Elle n’est plus, prématurément vieillie et figée dans ses seuls fantasmes, que le pilier de son folklore réactionnaire personnel. Car pour être éternelle, la jeunesse n’est pas immuable.

Gimel le comprend-il ? Rien n’est moins sûr...

Notes
1768.

Et Gimel de crier haro sur les notables de province, ces barbons, qu’il filmait pourtant avec tant d’empressement l’année précédente : « Au diable les avocats et ceux des professions libérales qui s’ils savent parler sont généralement ignorants des problèmes sociaux ».

1769.

Déjà le 22 août, les FFI et les autres n’étaient supportables que parce qu’ils étaient jeunes : « J’ai vu aussi ces jeunes toujours présents de l’école de l’air marchant au pas, chantant les Allobroges... conduits par un moniteur éclairé et autoritaire ».

1770.

Exemples de notations « juvéniles », dans ses cahiers : « Et ce sont des filles que l’on pousse, des garçons qui escaladent le camion, piétinant leurs voisins, ce sont des rires, des chutes... la jeunesse commence à bouger » ; « Quand je vous disais que ce jour là devait se voir sous le signe de la jeunesse. »

1771.

Qui n’a rien de spontané : « On était nerveux, anxieux, la manifestation de cette victoire tant attendue depuis presque 6 ans que nous étions en guerre, allait manquer de spontanéité ! Rien de comparable au jour de la libération, le 22 août 1944. » Cf. supra, ce que nous disions de cette journée dans notre chapitre consacré à la commémoration.

1772.

Pour s’inspirer du titre de l’ouvrage d’Alain Brossat, Libération, fête folle. 6 juin 44 – 8 mai 45 : mythes et rites ou le grand théâtre des passions populaires, Paris, Autrement, série « Mémoires », 1994, 235 p.