4 – Le Sauveur, au-dessus.

En déshérence en août 1944, Gimel et son œuvre étaient à l’abandon. L’homme et sa caméra espéraient un sauveur. C’est lui qu’ils filment le 5 novembre.

Le chemin que suit ce jour-là le cinéaste est triplement emblématique.

D’abord de la complexité de son parcours : c’est dans l’ennemi patenté du régime qu’il a passé quatre ans à filmer qu’il reconnaît à présent et avant tout, son Rédempteur. Habile transfert, on l’a déjà dit. Le fil du film de sa vie et de l’histoire est renoué. On sait qu’il avait largement coupé au montage. Depuis le 4 juin jusqu’au 5 novembre : noir total, occultation. Colle, ravaudage, raccommodage : il tourne pour la première fois depuis cinq mois le jour précis où de Gaulle entre à Grenoble.

Ensuite, par un pratique tour de passe-passe, comme par ellipse, il accomplit sans pudeur son grand écart idéologique, peu soucieux des contradictions. Pour lui, le maréchal et le général ont œuvré au même projet : la grandeur de la France, l’union des Français, la proposition d’un modèle auquel puisse s’identifier la jeunesse. Le général, c’est la France ( ‘ « le général est à même la foule qu’il semble conduire derrière lui et, image magnifique, entraîner avec lui dans une invite à la renaissance de nos valeurs millénaires » ’). Et pour qu’on ne s’y trompe pas, quand Gimel filmera le Jour V à Grenoble, sa première image, comme une confirmation, sera pour l’offrande de ces virginales roses faite par la jeunesse de France à l’icône du Sauveur, dont le noir regard est bourgeoisement enchâssé (peut-être dans le même cadre où, peut-on supposer sans grand risque de se tromper, se trouvait placé, quelques mois auparavant, le pieux portrait de Pétain), avant d’être présenté, par deux fois, démesurément agrandi aux dimensions de l’histoire 1773 .

Enfin, cet homme qui vient de se retrouver, atteint ce jour-là à une manière de paroxysme artistique : ses parti pris de réalisateur ne sont jamais innocents, loin s’en faut. Ces procédés, ces artifices techniques parlent. Pause donc, et arrêt sur deux passages.

Calons-nous d’abord sur cette séquence de quelques secondes où la foule, au comble de l’excitation, en bas de l’écran, amassée en une vivante ligne humaine, applaudit 1774 .

Pourquoi la réduire à cette place, basse et allongée ? Pour mieux faire se découper une autre ligne, celle des Alpes, en arrière-plan ? Deux plans en tout cas, l’un écrasant l’autre, le paysage marmoréen et hiératique, la foule trépidante. Puis les visages et les regards, jusqu’alors braqués vers la droite et qui se tournent, lentement, vers l’objectif, croisant exactement son axe.

Alors ils disparaissent. Alors Il apparaît. Escamotant tout le reste et tous les autres (« plus haut que les autres, dominant les personnalités, vient vers nous le général de Gaulle , à pied »). Seul. Si grand et si haut et si inaccessible que Gimel doit lever son objectif pour parvenir à fixer son image. Un profil de médaille sur fond de sommets de bronze se détache... Arrêt sur image. De Gaulle Imperator. Play... Suivent alors les autres, les moins importants, portant costume de ville et trottant menu.

Nouvel arrêt. Augmentons le contraste.

Que voit-on dans ce clair-obscur qui précède la nuit 1775  ? Gimel assure que le flou n’est pas artistique. Il reste révélateur de son trouble ; les circonstances et sa caméra font alors le point à sa place. Ce « défilé », cette « véritable manifestation de force » qui semble descendre du Vercors ou de Belledonne, incarne certes l’histoire de nouveau en marche. Surtout, c’est elle qui autorise Gimel à effectuer son « grand passage » : ses craintes sont apaisées. L’ordre règne de nouveau et la Révolution n’aura pas lieu, on se réveille enfin de ‘ « cette période de sommeil où il était à craindre que nous allions sombrer » ’. Mais sa caméra semble également vouloir nous conduire, nous aussi, à la nuit, à oublier les « malheurs passés ». On s’attend presque à plus de « brouillé » dans le grain de l’image, à un fondu au noir. Il ne vient pas. Cut alors.

Mais la soudure est faite. Gimel est à l’aise dans ce crépuscule. Il est à sa place, dans une France qui lui convient de nouveau.

A traquer les traces qu’elle laisse, nul doute : la caméra d’André Gimel s’ajuste à sa distorsion idéologique. Son témoignage vaut par ce qu’il cache et l’objectif de sa caméra, c’est évidemment « l’œil de Vichy » 1776 qui filme, tout en ne la filmant pas, la Libération.

Et peut-être cet objectif pose-t-il aussi des jalons mémoriels – sait-on jamais ce que nous réserve l’avenir, semble-t-il suggérer. Peut-être effectue-t-il des « placements » du souvenir en quelque sorte, pour plus tard, en attente d’une réfection idéologique du passé plus globale, d’une relecture de l’histoire à son avantage et, peut-être, d’un retour sur le devant de la scène politique, qui peut dire ?

Irrémédiablement coincé entre tradition et nostalgie, son œuvre est donc unique et semble être archétypale, dans sa vision figée de l’histoire, d’une mémoire assise sur une double rancœur, personnelle et historique. Cependant, d’abord d’ordre psychologique, ontologique presque, en tout cas fortement intériorisée, cette rancœur, propre à l’outillage mental des réactionnaires, cette « famille » dont fait partie sans aucun doute possible Gimel, ne se mue pas en rancune historique, le cinéaste étant parvenu sinon à se convertir idéologiquement, du moins à se reconvertir politiquement.

Mais Gimel ne représente d’autre personne que lui-même, on l’a compris. L’individu peut-il être, seul, porteur d’une mémoire de « groupe » ? La réponse est d’évidence négative, mais cela ne suffit pas à déconsidérer son témoignage. On peut en effet penser au contraire que son parcours, particulier parce qu’il choisit lui de témoigner, même si paradoxalement son témoignage est à destination interne, à usage privé presque, est quatre fois exemplaire.

Symbolique en premier lieu des difficultés personnelles que l’homme – décidément peu aimable 1777 – a éprouvé à revivre après la Libération, sûrement comme beaucoup de ses « frères » en Pétainisme, son parcours est aussi emblématique de celui que suivirent nombre de partisans de Pétain, vite « ralliés » à la théorie gaullienne de la « parenthèse ». Il est également révélateur, par son échec à faire entendre publiquement sa différence, des silences obligés auxquels s’astreignent les anciens zélateurs de la Révolution nationale, et symptomatique, enfin, de cette volonté de révision de l’histoire qui affleure rapidement sous le vernis trop policé des images.

Notes
1773.

Cette séquence constitue un bel exemple de la manière, de la mise en scène « gimelienne ». Voir annexe audio-visuelle.

1774.

Merci pour cez clichés à Arnaud Ragon.

1775.

Gimel confie à son cahier ses « trucs » de réalisateur : « La nuit est tombée peu à peu, de F4, j’ai du tourner les dernières images à F1,5 et au ralenti 8 images pour arriver à impressionner convenablement sur le film les derniers feux de cette magnifique journée [...]. »

1776.

Selon l’expression choisie par Claude Chabrol pour son film, qui démonte et dénonce la propagande vichyste.

1777.

Nous assumons pleinement ce point de vue, ce « jugement » sur l’individu, ce qui ne nous empêche évidemment pas d’envisager sereinement le corpus « gimelien ».