D – Jeanne d’Arc, la vierge « collabo », du mythe à la révision.

On sait tout ce que la Révolution nationale s’est plu à faire comme référence aux grands mythes constitutifs de l’identité collective française. Méprisant puis répudiant officiellement la « Marianne au pouvoir » dont parle Maurice Agulhon 1778 , celle qu’incarnait depuis près de soixante-dix ans cette Troisième République tant honnie, dont l’incurie et l’impéritie ont amené la défaite, selon la grille d’analyse des hommes de Vichy, les hiérarques de l’État Français tenteront, et réussiront, une vaste et exemplaire entreprise de récupération en matière de filiation symbolique.

C’est Jeanne d’Arc, la pucelle de Domrémy, la martyre chrétienne brûlée vive à Rouenle 30 mai 1431, la simple bergère devenue l’égale des rois, qui en sera le principal objet. Si tentative de récupération il y a en l’occurrence, c’est que, même si cette héroïne nationale a toujours été un emblème du nationalisme, elle n’était, avant que le nationalisme de droite des Barrès, Maurras et consorts ne prenne définitivement le pas sur le « traditionnel » patriotisme républicain, guère marquée politiquement. Certes, elle avait contribué à sacrer un roi, mais elle avait surtout sauvé la France, digne précurseur en cela de Danton, pouvait-on penser à gauche. Et Michel Winocka raison de rappeler que ‘ « l’exaltation de Jeanne d’Arc comme héroïne est d’abord plutôt de gauche [...] ; c’est un député républicain, Joseph Fabre ’ ‘ , qui, en 1884, défend l’idée d’une fête nationale consacrée à Jeanne ’ ‘ 1779 ’ ‘  ». Et, en mai 1913, alors que la guerre de revanche approche, Maurice Barrès s’adresse à la Chambre, célébrant l’unité nationale en dressant le panégyrique de la figure la plus consensuelle qui puisse être à l’époque de l’Union Sacrée : ‘ « aucun parti n’est étranger à Jeanne d’Arc ’ ‘ et tous les partis ont besoin d’elle. Pourquoi ? Parce qu’elle est cette force mystérieuse, cette force divine d’où jaillit l’espérance ’ ‘ 1780 ’ ‘ . »

Deux guerres plus tard, Jeanne d’Arc se révèle subitement être particulièrement pratique pour l’entreprise pétainiste, et ce pour trois raisons principales.

La première est celle qui permet de dresser un mythe face à un autre, la vertu sécurisante d’un emblème séculaire indiscuté contre Marianne, symbole du « partisianisme » haineux et « judéo-maçonnique » de la « démocrasouille », comme s’exprimaient à l’époque les chantres de la Révolution Nationale. Batailles d’images d’Épinal peut-être, mais bataille quand même, et qui marque profondément les esprits.

Jeanne est aussi la sainte catholique ; celle qui, de modeste extraction, a été digne d’entendre le Seigneur s’adresser à elle et lui enjoindre de prendre les armes contre l’envahisseur. Plus qu’une bonne catholique, elle est la quintessence magnifiée du catholicisme français. Une sainte pour emblème, que souhaiter de mieux pour un régime qui se réfère directement aux valeurs catholiques traditionnelles ?

Enfin, à un niveau un peu plus subtil, Pétainjoue sur la capacité de décryptage des symboles qu’il prête aux Français. Pour lui, qui accepte « d’un cœur brisé » l’Occupation mais qui prône la Collaboration d’État, qui cherche à préserver l’intégrité du territoire et de l’Empire en serrant la main d’Hitlerà Montoire, quel meilleur symbole du régime précisément que Jeanne d’Arc, dont la lutte a oscillé entre le martyre et la « résistance » ? Mais quelle dérision tout de même que ce repli étriqué sur le registre symbolique, à défaut de pouvoir peser sur le politique et le militaire, et qui résonne comme un aveu involontaire de l’impuissance foncière du régime. Qui pouvait sérieusement croire que Pétain pensait réellement combattre les divisions allemandes, en se contentant de retremper symboliquement l’âme française, en reforgeant à la France meurtrie une identité nationale artificiellement héroïsée grâce à la figure exemplaire de Jeanne d’Arc...

Quoi qu’il en soit, les motivations de Pétaindans le choix de Jeanne comme porte-drapeau du régime étaient complexes. L’ancien soldat, celui de Verdun, se souvient sûrement en 1940-1944 de cette célèbre phrase de Léon Bloyécrite en 1915 : ‘ « Le plus sale peuple de la terre a osé porter la main sur la patrie même de Jeanne d’Arc, ’ ‘ sur la Lorraine ’ ‘ [...] qui était, depuis 1870, sous le pied des brutes, profanation intolérable à Dieu et aux hommes. Entendra-t-elle aujourd’hui les voix pour débarrasser les Allemands de notre République sans Dieu ’ ‘ 1781 ’ ‘  ? »

Autant dire que pour Pétain, le mythe Jeanne d’Arc s’impose comme un recours à une valeur symbolique connue de tous, pourvue d’un riche potentiel d’instrumentalisation politique. Et de fait, l’opinion publique identifiera progressivement la Sainte – perçue jusqu’alors comme une consensuelle allégorie, à peu près apolitique, de la patrie –, comme le symbole sans ambiguïté du régime vichyste.

Notes
1778.

Maurice Agulhon, Marianne au pouvoir : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, collection « Histoire Flammarion », 1989, 447 p.

1779.

In Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Le Seuil, collection « Points-Histoire », H. 131, p., 145. Voir également sa contribution consacrée à « Jeanne d’Arc » dans le dernier volume des Lieux de mémoire, au chapitre « Identifications ». Le denier paragraphe (« V. Actualité de Jeanne d’Arc : les bégaiements de l’histoire ») de la contribution que Philippe Contamine consacre à la place qu’occupe « Jeanne d’Arc dans la mémoire des droites » (in Histoire des droites en France, t. 2, op. cit.), p. 429-432, est lui aussi intéressant.

1780.

L’auteur de Dans le cloaque s’exprimait en ces termes : « Il n’y a pas un Français dont Jeanne d’Arc ne satisfasse les vénérations profondes. Chacun de nous peut personnifier son idéal en Jeanne d’Arc [...]. Elle est pour les royalistes le loyal serviteur qui s’élance à l’aide de son roi ; pour les Césariens le personnage providentiel qui surgit quand la nation en a besoin ; pour les républicains, l’enfant du peuple qui dépasse en magnanimité toutes les grandeurs établies ; et les révolutionnaires eux-mêmes peuvent la mettre sur un étendard en disant qu’elle est apparue comme un objet de scandale et de division pour être un instrument de salut. Aucun parti n’est étranger à Jeanne d’Arc, et tous les partis ont besoin d’elle. Pourquoi ? Parce qu’elle est cette force mystérieuse, cette force divine d’où jaillit l’espérance » ; cité par Miche Winock, « Le mythe Jeanne d’Arc », in L’Histoire, n° 106, décembre 1987, p. 7.

1781.

Cité par Léon Poliakov, in Histoire de l’antisémitisme, tome 1, L’âge de la foi, Paris, Le Seuil, collection « Points-Histoire », H. 143, 1991, p. 324.