1 – 1942-1943 : « A Jeanne d’Arc, la section grenobloise de la Légion des Combattants Français et des Volontaires de la Révolution Française, reconnaissante… »

Ces volontés subtiles, ces savants jeux de symboles, s’accompagnent évidemment de décisions concrètes. Il faut rendre Jeanne « visible ». On recommande donc aux municipalités de France, dès la fin de l’année 1940, d’ériger sur les places publiques des statues magnifiant la Vierge.

Grenoble n’échappe pas plus que les autres à la volonté du maréchal de glorifier celle que, dans son message aux Français du 11 mai 1941, il a appelé la ‘ « martyre de l’unité nationale […], patronne de nos villages et de nos villes […], symbole de la France ’ ‘ 1782 ’ ‘  ».

Faisant écho à cet appel et lui servant de relais local, Paul Gauthiet, délégué de la section de Grenoble à la Commission de la Propagande, écrit le 3 décembre 1941, depuis Limoges où il se trouve en « voyages d’études », à Demut, Président de la Section de Grenoble de la Légion Française des Combattants. Cette lettre n’est qu’une longue et élogieuse biographie de Jeanne d’Arc. Pillant les discours du maréchal, à mi-chemin entre la chronique historique et le sentimentalisme misérabiliste, Paul Gauthiet déplore par exemple que, ‘ « à part deux villes, je crois, Paris ’ ‘ et Rouen ’ ‘ , où son souvenir vit sous un visage de pierre, aucune ville n’avait songé, depuis cinq cents ans, à vénérer sur les places publiques la Sainte de la Patrie ’ ‘ 1783 ’ ‘  ».

Évoquant ensuite le besoin impérieux pour Grenoble de combler cette lacune monumentale impardonnable, le délégué à la Commission de Propagande contourne par avance les objections qu’une situation économique précaire pourrait soulever au moment où l’on envisage d’ouvrir une souscription publique : ‘ « sollicités pour cette œuvre, certains pourront prétendre que la misère passe avant. Sans doute, mais s’il y a la misère, il y a aussi le péril, et le péril crée la misère. Ce qui sera fait pour l’un ne retirera rien à ce qui sera tenté pour l’autre. Il nous faut à tous l’union morale et la foi dans le destin ’ ‘ 1784 ’ ‘ . »

Essayant ensuite de susciter la fierté locale des Légionnaires de Grenoble, Paul Gauthietveut, par leur intermédiaire, s’adresser aussi à toute la population grenobloise : ‘ « Je suis persuadé que tous à Grenoble, pauvres et riches, tiendront à l’honneur de contribuer à la réalisation de cette œuvre d’art, qui sera également un acte de foi patriotique, et il faudra prévoir pour chaque mois de mai, un pèlerinage auprès de la statue, de tous les Légionnaires de la section de Grenoble ’ ‘ 1785 ’ ‘ . »

Honneur, foi, pèlerinage... Ces valeurs chrétiennes et françaises par excellence, doivent donc présider à l’entreprise de cette grande érection. Et il n’est que de consulter les listes de souscription 1786 , pour se rendre compte que les Grenoblois savent être généreux, puisque la seule année 1943 suffira à recueillir l’argent nécessaire...

Dès lors, c’est-à-dire dès la réception de cette lettre, Demut, au nom de la Légion Française des Combattants, met en place un comité pour l’érection de la statue – qui se dédouble en un Comité d’honneur et un Comité d’action –, dont le maire acceptera la présidence d’honneur en 1942 et au sein duquel figure l’ensemble des notables grenoblois ou, comme le précise la plaquette éditée à cette occasion 1787 , ‘ « les Pouvoirs Publics, la Municipalité de Grenoble et les représentants des plus Hautes Autorités morales et spirituelles du Département de l’Isère » ’. L’important est ici de signaler que l’initiative est clairement légionnaire ; les édiles grenoblois ‘ « se sont aussitôt associés à ce vœu de la L.F.C. » ’, cette dernière couvrant à la même époque les murs de la ville d’affiches rappelant que ‘ « sur l’initiative de la L.F.C et des Volontaires de la Révolution nationale, un Comité […] a chargé le sculpteur Maxime Réal del Sarte ’ ‘ de combler cette lacune [l’absence d’une statue dédiée à Jeanne d’Arc] en élevant à la mémoire de la Sainte Lorraine ’ ‘ qui, la première, par son sacrifice, réalisa l’Unité Française, un monument digne de notre vénération ’ ‘ 1788 ’ ‘  ». « Maître Prince ’ ‘ , Chef Départemental de la Légion Française des Combattants » est en troisième position sur la liste du « Comité d’honneur et de patronage » alors que « M. F. Dondey, Président de la Section de Grenoble de la Légion Française des Combattants » est lui le « Président du Comité d’Action ».

Mgr Caillotapprouve bien entendu totalement cette décision, et stipule amicalement à Demutqu’il ‘ « met tout son diocèse au service du comité ’ ‘ 1789 ’ ‘  » ’ dans le but d’organiser des quêtes au sortir des églises des paroisses de Grenoble. Même si la grandiose tâche s’efforce de fédérer les énergies et les bonnes volontés de tous les Grenoblois, c’est quand même à un public très « ciblé » que l’on s’adresse tout d’abord, dans l’espoir de récolter des fonds, comme le souligne la lettre que Prince adresse le 15 décembre 1942 aux ‘ « Présidents de sections légionnaires de l’Isère » ’, que nous citons dans son intégralité en annexe n° XXXV.

Il est clair que chargeant Maxime Réal del Sarte de réfléchir à la statue grenobloise 1790 ou bien encore rappelant que cette ‘ « absence avait le goût d’un sacrifice ’ ‘ 1791 ’ ‘  » ’, les promoteurs légionnaires du projet ont pour ambition de combler un vide de mémoire. Cherchant à opérer l’inscription dans l’espace public grenoblois, en un lieu physique le plus visible et le plus magistral qui soit ( ‘ « Face à la Chartreuse ’ ‘ , entre Belledonne ’ ‘ et l’Oisans ’ ‘ 1792 ’ ‘  » ’), à une place symboliquement charnière de cette histoire de France légendifiée à laquelle se réfère constamment Vichy ( ‘ « Au milieu de ce cadre incomparable, escortée par Bayard ’ ‘ et par les nouveaux chevaliers sans armure qui s’inspirent aujourd’hui de sa devise “Vive Labeur !”, pour que vive la France, Jeanne d’Arc apparaîtra dans l’altière et radieuse pureté de sa légende, comme un figure de proue traçant son sillon d’or sur l’océan des âges ’ ‘ 1793 ’ ‘  » ’), ils se servent de la Sainte pour articuler un présent en perte de crédibilité historique à un passé en retour largement mythifié.

Encore une fois, on saisit tout ce que cette entreprise a de dérisoire, presque de pathétique, en tout cas de très paradoxal, qui commande aux plus fervents serviteurs de la Révolution nationale de se battre en fait dans le passé, dont la longue durée est seule gage de la Renaissance française, ‘ du « renouveau digne de la plus grande France ’ ‘ 1794 ’ ‘  » ’. L’affiche placardée sur les murs grenoblois, se lançant dans une surenchère de références historiques, illustre bien le caractère à la fois illusoire et illusionniste de l’entreprise vichyste qui consistait à se tourner vers le passé et ses âges d’or fantasmés pour, espérant ainsi assurer l’Unité française, en même temps ‘ « assurer l’avenir de la race qui ne doit pas disparaître ’ ‘ 1795 ’ ‘  ».

Deux remarques s’imposent d’ailleurs à ce stade de notre analyse.

La première tient au fait que les élus de Grenoble n’avaient pas attendu les injonctions de Paul Gauthietpour honorer une première fois la sainte. Rappelons que lors d’une séance du conseil municipal, celle du 5 mars 1941, Marius Rey, de la Commission de l’Inspection Publique et des Beaux Arts, chargé de la dénomination des voies publiques, s’exprimait même en ces termes : ‘ « Nous pensons qu’il convient aujourd’hui plus que jamais, d’affirmer cette chaîne d’héroïsme qui, remontant à travers les siècles jusqu’aux origines de notre patrie, souligne à nos yeux et à nos cœurs les traits essentiels de notre France. C’est pourquoi nous avons voulu que les noms les plus purs de l’héroïsme français aux lointaines époques de notre histoire, ceux de Jeanne d’Arc ’ ‘ , de Du Guesclin ’ ‘ , de Jean Bart ’ ‘ , aient place dans notre cité ’ ‘ 1796 ’ ‘  ». Il ajoutait d’ailleurs, dans une phrase significative de la filiation systématique que l’on faisait des plus grands et des plus anciens soldats français à ceux qui sauvèrent la patrie une vingtaine d’années plus tôt, que ‘ « nous les avons groupés non loin des héros de nos dernières guerres ». ’ Cette avenue importante de Grenoble existe toujours. Il n’est évidemment pas insignifiant que deux autres héros des siècles de royauté, tous deux à leur lointaine époque opposée aux Anglais, soient désignés pour accompagner Jeanne d’Arc, et pour donner chacun leur nom à une rue grenobloise : l’anglophobie était à l’époque officiellement de rigueur. En revanche, on peut s’étonner que ces rues et notamment l’avenue Jeanne d’Arc n’aient pas été débaptisées à la Libération...

Une seconde remarque, plus ponctuelle, prouve que l’enlèvement des statues grenobloises était une cruelle obligation pour tous à partir de 1942 1797 . En effet, la Légion précise, dans la lettre inaugurale du Comité d’érection, que cette volonté d’ériger une statue à Jeanne d’Arc n’est pas une réaction à ‘ « l’enlèvement actuel des monuments pour la récupération des métaux non ferreux ’ ‘ 1798 ’ ‘  » ’... Il aurait été dangereux en effet que les troupes d’Occupation prennent ombrage de cette érection. De fait, la statue sera de pierre ; pour ne pas défier les autorités occupantes bien plus que par pénurie de matériau 1799 ...

Néanmoins, malgré tous les efforts déployés par la Légion 1800 et Mgr Caillot, la statue n’aura pas le temps d’être érigée à Grenoble, car adviennent la Libération et l’Épuration, qui interdisent bien entendu une telle entreprise.

Cependant, la statue existe bel et bien, ayant été sculptée par l’un des artistes attitrés du régime vichyste, Réal del Sarte 1801 , et le socle devant l’accueillir est même prêt, coulé près de l’entrée du Parc Paul Mistral. La statue dort quelque part à l’abri, mais oubliée. Et il semble bien en 1944 que cet oubli doit être définitif.

Notes
1782.

Le texte continue ainsi : « Aimons-la – Vénérons-la – Présentons-lui les armes de notre fidélité et de notre espoir » ; Archives Nationales, 2 AG 604, « Légion Française des Combattants ».

1783.

Ce qui n’est que partiellement vrai, puisque, une fois que Pie X a signé le 6 janvier 1904 le décret promulguant l’héroïcité des vertus de Jeanne d’Arc, et après que sa Béatification a été proclamée le 18 avril 1909, les deux événements sont suivis de nombreuses manifestations en France. En 1910, Jeanne était ainsi présente, sous forme de statues, dans quelque 20 000 églises du pays, lesquelles ne sont pas, c’est vrai, des « places publiques » ; AMG, 1 M 87, Dossier intitulé « Jeanne d’Arc-Statue ».

1784.

AMG, ibidem.

1785.

AMG, ibid.

1786.

AMG, ibid.

1787.

AN, 2 AG 604, « Légion Française des Combattants ».

1788.

AN, ibidem.

1789.

AMG, 1 M 87.

1790.

Cf. en annexe n° XXXVI, l’affiche éditée par le Comité.

1791.

Plaquette déjà citée ; AN, ibidem.

1792.

Il s’agit de l’entrée de l’actuel Parc Paul Mistral. AN, ibid.

1793.

AN, ibid. Quel style, typique de cette enflure verbale propre aux zélateurs de Vichy !

1794.

Lettre de Prince ; AN, ibid.

1795.

AN, ibid.

1796.

Cf. supra, notre chapitre sur la toponymie urbaine.

1797.

Voir le film d’André Gimel, On déboulonne, en annexe audiovisuelle.

1798.

AMG, 1 M 87.

1799.

Cf. supra, nos pages sur « l’éradication mémorielle ».

1800.

Dont l’un des points d’orgue fut la fête de Jeanne d’Arc qu’ils organisèrent le 10 mai 1942 et que Gimel, en cinéaste quasiment officiel de la Légion, filma sur sa demande ; cf. annexe audio-visuelle.

1801.

Qui fut notamment fondateur des Camelots du Roi avec Pierre Pujo. Il n’y a pas de hasard...