2 – De la révision à la réhabilitation.

Or, en 1945, le recours à la mémoire de Jeanne d’Arc est l’occasion de manifestations commémoratives relativement consensuelles. La France libérée de 1945, en mal d’identité collective stable, passant subitement d’un système de référence à un autre, va chercher à briser l’image « péjorée » de la sainte léguée par la mythologie pétainiste. En ce sens, elle va tenter une contre récupération, dans l’espoir de monopoliser à son avantage les attributs légendaires de la pucelle. Il faut alors dépouiller Jeanne d’Arc des scories de la propagande pétainiste, lui rendre sa pureté originelle pour que chacun puisse y ressourcer son identité propre, et évidemment, essayer de la tirer à présent du côté de la Résistance et de la République.

D’ailleurs, la République nouvellement réaffirmée n’hésite pas à faire sienne la commémoration officielle de la Sainte, déjà ancienne, que n’avait bien sûr pas interrompue Vichy, tout au contraire. Reprenant à son compte cette cérémonie rituelle 1802 , la République légitime par là même le recours à la mémoire de la Sainte. Une toute nouvelle dimension apparaît bientôt : les fêtes de la victoire sont ainsi placées, pour Le Réveil, sous la patronage direct de la mémoire de Jeanne d’Arc. Le télescopage entre deux dates commémoratives aussi importantes est au départ bien entendu fortuit, mais les autorités gaullistes de 1945 furent heureuses d’une telle coïncidence. Elle leur permettait de clamer la spécificité de la France, à travers la commémoration de la valeur d’une de ses plus anciennes héroïnes, dont la fête nationale correspondait avec la date officielle des fêtes de la Victoire, puisque celles-ci se déroulent le premier dimanche qui suit le 8 mai, comme nous l’avons vu (cf. supra).

En mai 1945, lors des différents défilés parisiens, on vit alors figurer, sur des banderoles communistes, deux noms curieusement associés : Danièle Casanova, la figure emblématique du Parti communiste y étant comparée à une moderne Jeanne d’Arc. Dernier avatar d’une longue lignée d’héroïnes nationales, Danièle Casanova devait autant à Jeanne d’Arc qu’à Louise Michel, que Le Travailleur Alpin assimilait à la même époque à la « Vierge Rouge », à la « Sainte communiste ». Brouillant les réseaux classiques de filiation, il n’est ainsi pas jusqu’au Parti communiste qui ne tente un temps d’investir à son avantage la puissance dynamique que conserve en 1945 la figure de Jeanne d’Arc, malgré Vichy.

Mais, déjà en 1946, Le Travailleur Alpin préfère s’abstenir, ayant compris que cette référence-là est pour lui par trop « exotique » et que parmi tous ceux (hommes et partis) qui pouvaient encore espérer se réclamer légitimement de Jeanne d’Arc l’année précédente, il est clair que c’est le nouveau « César », de Gaulle, qui a réussi à se l’approprier 1803 .

Mais, si Les Allobroges se contente le 12 mai de signaler que les fêtes de la Victoire et celles de Jeanne d’Arc sont en correspondance chronologique, il faut signaler la position particulière du Dauphiné Libéré .

Celui-ci, nouveau venu dans l’horizon de la presse grenobloise, se présente comme l’exact moyen terme entre les avis trop tranchés du Réveil et du Travailleur Alpin. Il semble bien que sa façon de traiter la figure de Jeanne d’Arc en 1946 corresponde à celle de la majeure partie de la population. Le 13 mai, en première page, un article très conséquent porte ainsi le titre suivant : ‘ « l’anniversaire du jour V et la fête de Jeanne d’Arc ’ ‘ . Le grand souffle de la Victoire est passé sur la France. » ’ Moins ambitieux que Le Réveil, Le Dauphiné Libéré a lui conscience qu’il faut respecter une certaine hiérarchie. Jeanne d’Arc ne vient donc qu’en seconde position. Mais son évocation permet néanmoins d’insister sur la particularité de l’héroïsme français.

Enfin, on sait que Le Dauphiné Libéré conserve une préférence marquée pour celui qui s’est retiré quatre mois plus tôt de la vie politique française. La commémoration conjuguée de la Victoire et de Jeanne d’Arc lui fournit donc l’espace rêvé pour clamer sa croyance en de Gaulle: le compte rendu consacré en deuxième page aux cérémonies commémoratives grenobloises est donc logiquement titré : ‘ « sous le symbole de la croix de Lorraine ’ ‘ , Grenoble a commémoré le premier anniversaire de la victoire. »

C’est dans un tel climat de concurrence pour l’appropriation de la Sainte, que, le 31 juillet 1946, le maire de Grenoble, le docteur Martin, reçoit une lettre émanant du « Comité d’Action du Monument de Jeanne d’Arc à Grenoble », celui-là même qui fut si actif pendant l’Occupation.

Cette lettre est un chef-d’œuvre d’opportunisme. Ainsi, après avoir rappelé que « la préfecture était d’accord [pour élever la statue] après comme avant la Libération de Grenoble, et qu’après la municipalité Cocat, Monsieur Lafleur, votre prédécesseur comme maire, n’avait pas élevé d’objection 1804  », Gonnet, actuel président du Comité 1805 , a donc « l’honneur de confirmer [notre] demande d’autorisation ». Il apprend au maire que « les événements militaires 1806 , puis les difficultés de transport n’ont pas permis jusqu’ici de transférer ce monument à Grenoble, et la statue est depuis deux ans en dépôt dans une carrière à Chauvigny(Vienne) ». Le diligent président sollicite alors, avant l’inauguration, qui « aura lieu ultérieurement, quand vous le voudrez, après entente avec le préfet et notre comité », que la statue, qui « va nous être acheminée ces jours-ci sur un camion des établissements Farçat, soit dirigée immédiatement sur son emplacement définitif », c’est-à-dire sur ce socle qui attend, vide donc, près de l’entrée du Parc Paul Mistral.

La lettre peut paraître courtoise, la demande polie et même argumentée, et les références qui sont invoquées par Gonnet semblent solides. On peut penser que le président du comité s’attend à recevoir satisfaction.

C’est compter sans les deux dernières phrases de la lettre de Gonnet, qui vont sonner aux oreilles de Martin comme une véritable et insupportable provocation : ‘ « il nous a semblé, conclut en effet Gonnet ’ ‘ , que la fête anniversaire de la Libération de Grenoble, le 22 août, serait très indiquée pour cette inauguration, Jeanne d’Arc, ’ ‘ fille du peuple, ayant été elle-même la libératrice de la France. N’était-elle pas, à son époque, une résistante authentique ? »

Cette dernière question déchaîne véritablement les foudres du maire, qui a du mal à se contenir dans la réponse qu’il adresse le 7 août à Alfred Gonnet, que nous reproduisons ici intégralement tant chaque mot nous paraît être lourd de sens.

‘« 7 août 46.


Monsieur Gonnet,
Président du Comité d’Action
du Monument de Jeanne d’Arc,
Syndicat d’Initiative - GRENOBLE


Monsieur le Président,

A la date du 31 juillet dernier, vous avez demandé officiellement l’autorisation de faire placer, sur le socle aménagé dans la clôture du parc Paul Mistral - à côté de l’entrée principale - la statue de Jeanne d’Arc exécutée par le sculpteur Réal del Sarte, et payée au moyen d’une souscription ouverte en 1943.
J’ai l’honneur de vous informer que le Conseil municipal, appelé à délibérer sur cette affaire, a estimé – unanimement – qu’il n’était pas possible de satisfaire à votre désir.
Le Comité d’action du Monument, composé à l’origine de personnalités tout acquises aux principes de la « Révolution Nationale », était présidé par le Chef local de la Légion française.
L’initiative du projet revient par conséquent à des hommes fortement marqués, qui avaient pris nettement position dans le camp des adversaires de la République et de la Démocratie.
Comment pourrait-on exiger aujourd’hui des Républicains sincères de l’Assemblée communale élue par le peuple qu’ils apportent leur adhésion à l’œuvre des tenants du régime de Vichy ? Quelles que soient les tendances des hommes chargés, à l’heure actuelle, de mener à bonne fin cette œuvre, il n’en reste pas moins que celle-ci a été conçue et réalisée par des adversaires déterminés de notre idéal de liberté et de fraternité, obéissant aveuglément aux directives d’un Gouvernement pro-nazi.
Jeanne d’Arc, dont s’honore la France, n’a pu demeurer au-dessus des luttes politiques : elle a été trop souvent dans le passé, elle est encore dans le temps présent, le symbole et le drapeau des partis de réaction qui l’accaparent au profit de leurs doctrines, et l’opinion populaire ne manquerait pas de s’émouvoir si, après les années douloureuses que nous avons vécues, après tant de ruines et de deuils, au dur réveil de notre République renaissante, on tentait d’élever à Grenoble, qui a cruellement souffert des exactions de la Gestapo et de la Milice, un Monument voulu et créé par une majorité de légionnaires.
Il paraît plus logique et plus sage, à notre avis, de faire le silence autour d’une œuvre – au demeurant bien insuffisante à l’échelle de notre ville – et dont l’érection, à proximité du Monument à la Gloire des Diables Bleus morts pour la défense de notre sol et de nos libertés, donnerait lieu, incontestablement, à de vives critiques, raison même du caractère que lui ont conféré ceux qui, sous l’oppression allemande, en ont été les promoteurs.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes sentiments distingués.

Le Maire,
Signé : Dr L. Martin. »’

Il est vrai que Gonnet a commis là une faute énorme. La « ficelle » qui tente de faire passer Jeanne d’Arc, aux yeux d’un homme comme Martin, pour le symbole absolu de la Résistance, est véritablement grossière. Nous sommes bien ici en présence d’une tentative patentée de réhabilitation sans vergogne de Vichy. Son originalité est double et tient autant à sa précocité (nous sommes à l’été 1946) qu’à sa manière, qui, essayant de récupérer pour elle les aspects positifs d’une référence claire à la Résistance, cherche au fond à justifier l’action de ceux qui, sous l’Occupation et pour servir le maréchal Pétain, firent le choix d’ériger une statue à la figure emblématique du régime qui combattait la Résistance, laquelle figure étant présentée comme archétypale de l’attitude de résistance. L’amalgame entre l’attitude de résistance et le mouvement historique de la Résistance, qui lui a combattu Vichy et Pétain et les « Légionnaires Français des Combattants et Volontaires de la Révolution Nationale », la fausse analogie qu’on essaie d’instaurer, jouant maladroitement sur les mots (« Libération de Grenoble […] libératrice de la France ») est une des formules rhétoriques de l’instrumentalisation du passé les plus pratiquées par ceux qui entendent tout à la fois réviser l’histoire, réévaluer leur action personnelle et peut-être réhabiliter leur cause. Cette vision rétroactive du passé des Légionnaires – que jamais Gonnet ne cite, pas plus que les affiches, tracts et lettres de ceux-ci ne citaient, en 1942-1943, pour évoquer l’action de Jeanne, le terme de « résistance » – propose une manière de légende rose de la Collaboration. Gonnet, se faisant ainsi le zélé propagandiste de l’érection de la statue de Jeanne d’Arc, n’a en fait d’autre projet que d’essayer d’intégrer une mémoire positive de la guerre, tablant sur l’ambivalence symbolique foncière qui entoure l’auréole de la Sainte.

Sans tomber dans le piège de la surinterprétation, on peut sûrement percevoir ici le tout premier essai que tente une certaine droite « modérée » – conservatrice ou réactionnaire, certainement pas « extrême », cette frange de la droite, en fournissant la plupart de ses membres à la Légion, a été l’un des soutiens les plus forts de Vichy –, alors en quête d’absolution, pour, après l’événement, passer d’une mémoire honteuse à une mémoire positive du conflit, ou en tout cas à une mémoire neutre.

Reste qu’aucune ambiguïté ne subsiste dans la réponse du maire. Et c’est d’ailleurs grâce à cette réponse qu’on comprend ce qu’est réellement devenue Jeanne d’Arc, à cause de la propagande de Pétain, pour ces républicains : « Elle n’a pas pu demeurer au-dessus des luttes politiques ». Elle « est encore dans le présent le symbole et le drapeau des partis de réaction »... Comme le dit Michel Winock, ‘ « l’imposture s’achevait en point d’orgue : le symbole de la Résistance était l’objet du plus inique des détournements par le régime de la Collaboration ’ ‘ 1807 ’ ‘ . »

Le refus signifié par Martin est d’autant plus net que l’impitoyable Andry Farcy, que l’on a déjà vu éreinter tant de projets, dénigre en octobre 1946 les soi-disant vertus artistiques de la statue, parlant de « moulages en série » effectués par Réal del Sarte, « d’abêtissement esthétique » et autres appréciations du même acabit. Il est vrai que, sur un plan purement esthétique, la qualité même du monument est pour le moins contestable. Andry Farcy, dans son juste emportement, ira même jusqu’à écrire que del Sarte voulait assimiler les Français aux moutons que garde la future sainte, encore bergère...

Alfred Gonnet est donc débouté, et assez vertement. Sa ruse n’a pas pris. Il ne semble pas que son projet puisse se relever de cette fin de non recevoir adressée à lui par le maire. La statue est donc reléguée au fond d’un garage, où le « camp résistant » du maire espère bien qu’elle sera cette fois-ci définitivement oubliée.

En 1948, Alfred Gonnet, qui ignore les palinodies, risque malgré tout une deuxième tentative : ‘ « Après avoir pris l’avis de Monsieur Reynier ’ ‘ , préfet de l’Isère et de Monsieur Lafleur ’ ‘ , alors maire de Grenoble, j’ai accepté d’essayer de remplir cette mission. Il m’est apparu que les intentions des souscripteurs méritaient d’être respectées et que l’érection d’une statue à Jeanne d’Arc ’ ‘ ne pouvait blesser les convictions politiques ou confessionnelles de personne ’ ‘ 1808 ’ ‘ . »

S’il revient à la charge, le président du Comité d’Action pour l’érection du Monument de Jeanne d’Arc adopte cette fois-ci un ton beaucoup plus nuancé. Sévèrement tancé deux ans auparavant lors de son premier essai, il tente de persuader le maire que c’est quasiment à son corps défendant qu’il a accepté cette « mission », comme il l’appelle. Cependant – se permettant de jouer l’ingénu quand il s’étonne de l’émoi qu’a pu provoquer sa précédente tentative – la demande qu’il formule est bien identique quant au fond ; elle poursuit le même but de réhabilitation : il faut « respecter » les « intentions des souscripteurs », c’est-à-dire des souscripteurs maréchalistes et pétainistes.

Cet essai n’aura cependant pas plus de succès que le précédent, et pendant deux ans, la cérémonie organisée en l’honneur de la mémoire de Jeanne d’Arc, cérémonie chapeautée par « l’Amicale des Alsaciens Lorrains de l’Isère » sera une commémoration privée – peut-on dire partisane 1809  ? – qui aura lieu dans la pénombre du garage où la statue reste confinée depuis 1946.

C’est d’ailleurs cette association, à l’époque puissante à Grenoble, qui obtiendra en définitive, et à « l’arraché » pourrait-on dire, un demi-succès. Accablant le maire et le préfet de demandes indignées, Wagner, président de l’Amicale, se fait le porte-voix d’Alfred Gonnet, et réclame à son tour, à cor et à cri, qu’on procède à l’érection de la statue. Des lettres anonymes parviennent en 1949 sur le bureau du maire, lesquelles décrivent l’émotion de leurs auteurs au cours... de la projection dans les salles obscures grenobloises du film Jeanne d’Arc dans lequel la belle Ingrid Bergmanprête ses traits à la pucelle !

Sûre de sa victoire, l’association édite même une courte plaquette recto verso significativement intitulée L’Amicale des Alsaciens-Lorrains vous parle de Jeanne d’Arc. C’est l’occasion d’ouvrir une nouvelle souscription, ‘ « pour le transfert de la statue et […] pour sa mise en place » ’, mais aussi de redire la fallacieuse assimilation que permettrait cette érection : ‘ « Vous pensez comme nous, j’en sui sûr, que Grenoble-la-Résistante doit cet hommage à Jeanne la Lorraine ’ ‘ , libératrice du pays de France ’ ‘ 1810 ’ ‘ . »

Mais si le maire et le préfet acceptent enfin, devant la pression de l’opinion publique, que la statue sorte de son garage, ils ne veulent surtout pas qu’elle trône sur un emplacement public. La « légitimité mémorielle » qu’accorderait l’octroi officiel d’un lieu d’érection public, est ainsi volontairement refusée à la statue de Jeanne d’Arc. D’autant plus, et c’est là un paradoxe plus que saisissant, que le socle bâti dans la perspective des grands boulevards pour recevoir la statue de la Sainte, accueille depuis avril 1950 le monument des déportés ! Forcé de trouver une solution de rechange, le préfet écrit le 22 mars 1951 à son ministre de tutelle, lui rappelant notamment que ‘ « […] l’Amicale des Alsaciens-Lorrains de Grenoble a formé le projet d’ériger ladite statue sur terrain privé formant dépendance d’une église. Cette solution ne paraît devoir soulever aucune difficulté au sein de la population et elle présente l’avantage d’éviter toute discussion au sein du Conseil Municipal […] ’ ‘ 1811 ’ ‘  ».

C’est donc l’évêché de Grenoble qui, en désespoir de cause, mais sûrement très heureux de contribuer ainsi à la reconnaissance « officielle » de la Sainte, lègue un emplacement, près de l’église Saint-Joseph, à la statue de Jeanne d’Arc, chassée de sa destination « initiale ». L’endroit est finalement pratique pour le Comité, car il permet de mettre en évidence un double symbole : place de Metzet église Saint-Joseph, origine géographique de la sainte et exaltation de ses vertus catholiques primordiales.

L’inauguration aura donc finalement lieu, le 6 mai 1951, sans que le maire, qui a pourtant été officiellement invité, ne daigne y participer au titre de sa fonction officielle. Il n’est pas inutile de rappeler que l’année 1951 est celle de la promulgation – le 5 janvier exactement –, par le gouvernement Pleven, de la première grande loi d’amnistie. Le vote a opposé, d’un côté, les communistes et les socialistes, partisans du rejet de la loi (qui recueillent 263 voix) et de l’autre côté le MRP, les Radicaux, une partie non négligeable de l’UDSR et la « plaine » des modérés (327 voix) 1812 . Nul doute que cela agit à Grenoble, donnant au Comité une assurance qu’il n’avait pas jusque là. Comment expliquer autrement que par cette coïncidence calendaire que, alors qu’ils avaient toujours opposé un refus net, on l’a vu, le maire et dans une moindre mesure le préfet, cèdent aussi subitement  1813 ?

Les chroniques journalistiques de l’époque, quant à elles, notent la très grosse participation populaire et les photographies qui les accompagnent montrent une place de Metzeffectivement noire de monde.

Fin de « l’affaire », pourrait-on croire, qui s’achèverait donc au bénéfice malgré tout du Comité d’Érection, et surtout, au-delà, d’une mémoire qui trahit une certaine rupture dans la représentation collective locale des années de guerre, jusque-là unie dans un « résistancialisme » modéré, mais régnant sans partage. C’est donc bien à un important « raté » de la mémoire que l’on assiste en 1951, le premier qui soit aussi significatif pour Grenoble. Si les cérémonies pour la « Célébration de l’Anniversaire de l’Armistice du 8 mai 1945 » de mai 1951 ne stationnent pas devant la statue de Jeanne d’Arc, c’est uniquement parce qu’elles ont lieu à partir de 18 h 15, devant le Monument aux Morts. De plus, Jeanne avait eu « sa » cérémonie le 6, c’est-à-dire deux jours avant. En revanche, en 1952, le dimanche 11 mai, pour la « célébration de l’anniversaire de l’armistice du 8 mai 1945 et de la Fête de Jeanne d’Arc », à 10 h 30 précises, une cérémonie officielle a bien lieu devant l’église Saint-Joseph 1814 . Aucun doute, la Jeanne d’Arc grenobloise est bien réinsérée dans le fil normal des commémorations de la Deuxième Guerre mondiale. Et avec elle les partisans et les nostalgiques de la Révolution nationale ?

Une demi-douzaine d’années ont en effet suffi pour permettre la résurrection, au grand jour, et de façon quasi officielle, d’un emblème dont Vichy s’était largement servi. Certes, il ne faut pas porter plus d’attention que l’affaire n’en mérite à l’érection de ce qui demeure une simple statue. Après tout, pourrait-on dire, le mal n’est pas bien grand, et Jeanne d’Arc pourrait effectivement servir de simple figure héroïque consensuelle.

Ce serait malgré tout oublier que cette statue représente – mieux, « incarne » comme le rappelait Martin – pour les gens qui ont vécu l’époque, le régime de l’État Français. Jeanne d’Arc, malgré les commémorations consensuelles de mai 1945, reste depuis les années Pétain irrémédiablement marquée à droite, et même à l’extrême-droite 1815 . Le chemin parcouru entre ce 8 mai 1945 et le 6 mai 1951 n’en apparaît rétrospectivement que plus important : dans les deux cas, Jeanne d’Arc est célébrée avec autant d’enthousiasme mais ce n’est évidemment pas pour les mêmes raisons. A une Jeanne consensuelle a succédé à présent une Jeanne vichyste et qui restera à jamais taxée d’être un symbole pétainiste.

La plus désorientée dans l’affaire est sûrement l’opinion publique. Craignant peut-être tout d’abord qu’on ne révèle les listes de souscription de l’année 1943, désireuse ensuite d’oublier les « années noires » malgré les appels à l’épuration – lancés de plus en plus faiblement il est vrai par la frange résistante la plus militante –, elle assistera en nombre à l’inauguration du monument après avoir permis de récolter les 200 000 francs réclamés par Wagner, légitimant par l’importance même de sa présence, et sûrement sans s’en rendre compte, l’action de contre-mémoire menée depuis six ans par le Comité d’Érection. Mais la foule qui apporte sa caution à Jeanne le 6 mai a-t-elle conscience de donner un blanc-seing à des Pétainistes patentés. Elle est là, c’est tout. De même qu’il est interdit d’assimiler les « Alsaciens-Lorrains » à des Maréchalistes, il est certain qu’il n’y avait pas que des nostalgiques des années 40-44 place de Metzle 6 mai 1951. Mais il est évident qu’il y en a, la difficulté résidant dans la détermination de leur proportion.

Tout n’est cependant pas dit, ni terminé... « L’affaire » rebondit bientôt.

En effet, huit mois à peine après l’inauguration de la statue, la Résistance tient ce qu’il faut bien appeler sa « revanche ». L’une des figures les plus hautes de la Résistance grenobloise, si ce n’est la plus haute, le préfet Reynier, est mort en 1949. L’émoi avait alors été à Grenoble à la hauteur de l’importance de son action et de la stature du personnage. Le 20 janvier 1952, on inaugure le monument commémoratif qui lui est consacré. Ricard, le préfet de l’Isère alors en poste, le sous-préfet de Vienne, Rude, celui de La Tour du Pin, le docteur Martin, les généraux Humbertet Valette d’Osia, puis les représentants de toutes les associations de résistants, sont présents pour honorer la mémoire de celui qui, dans la clandestinité, s’appelait « Vauban ». L’inscription en lettres d’or qui se détache sur le médaillon en bronze qui célèbre sa mémoire est simple ; tout juste a-t-on eu un peu de mal à faire admettre à la commission des Beaux Arts qu’on appose le médaillon sur une colonne classée monument historique.

Là où réside la « revanche », c’est que cette colonne est située place de Metz, et fait directement face à la statue de Jeanne d’Arc. Une rue d’une quinzaine de mètres de large à peine sépare les deux statues, hiératiquement figées dans un silencieux face à face et faisant mine de s’ignorer, et représentant pourtant deux mémoires irrémédiablement antagonistes et même ennemies.

La Résistance jouit quand même, dans ce duel mémoriel qui se noue autour d’une symbolique opposition monumentale, d’un gros avantage, puisque son représentant lapidaire est lui situé sur une place publique, bien visible 1816 , alors que Jeanne d’Arc est à sa place, coincée entre le coin de l’église Saint-Joseph et le mur d’un vieil immeuble, comme engoncée dans ses contradictions.

Le dernier soubresaut de « l’affaire » aura lieu neuf mois plus tard, quand, à la suite du barbouillage d’un morceau du médaillon de la « colonne Vauban », une subite inquiétude affecte la communauté résistante de Grenoble. Cet « odieux acte de vandalisme » 1817 comme on le qualifia alors, était jugé significatif et grave pour les résistants à deux titres : d’abord parce qu’il subvenait dans le contexte d’opposition latente qui existait entre Jeanne et Vauban, et aussi parce que « l’attentat » avait été commis dans la nuit du 10 au 11 novembre, date sacrée s’il en est. Il s’avérera en fait que l’action « vandale » était l’œuvre de deux manœuvres ce soir là très éméchés (dont l’un était encore mineur...) qui agirent sans aucune intention politique. Piètre conclusion certes, mais cependant significative de la susceptibilité de la mémoire résistante grenobloise des années cinquante.

Notes
1802.

Dans son article dans L’Histoire déjà cité, Michel Winock rappelle fort à propos à propos de Jeanne d’Arc que « peu de figures comme la sienne ont servi d’emblème à des causes contraires : les catholiques et les anticléricaux, les socialistes et les antisémites, la droite et la gauche, les résistants et les “collabos”... ». Dans le même numéro de L’Histoire, Jean Imbert, président de l’Université de Paris II, intitulait son article « Résistance et Collaboration : le cas Jeanne d’Arc », p. 8-16.

1803.

Ainsi, en 1946, les fêtes de la victoire ne sont-elles évoquées que pour elles-mêmes dans les colonnes du quotidien communiste. Aucune allusion, a fortiori pas de subordination à la mémoire de Jeanne d’Arc. En 1947, Le Réveil signale en revanche que c’est Mgr Caillot qui célèbrera la messe de Jeanne d’Arc (numéro du 12 mai, 3ème page).

1804.

Aucun document ne nous permet d’attester cette affirmation.

1805.

Qui ne figure dans aucun des deux comités mis en place en 1942-1943.

1806.

Quel euphémisme !

1807.

In art. cité, même page.

1808.

AMG, 1 M 87.

1809.

Nous n’avons malheureusement trouvé aucune document dans les archives officielles qui nous permette d’étudier de l’intérieur le déroulement de cette cérémonie.

1810.

Voir en annexe n° XXXVII, cette plaquette signée du Président de L’Amicale des Alsaciens-Lorrains, Wagner. On remarquera qu’a été soulignée la signature de Maxime Réal del Sarte, sur le soubassement de la statue.

1811.

AN, 2 AG 604, « Légion Française des Combattants ».

1812.

Journal Officiel du 6 janvier 1951.

1813.

C’est aussi l’année de la création de l’Association pour Défendre la Mémoire du maréchal Pétain (ADMP), fondée le 6 novembre ; cf. infra, pour l’activité de celle-ci à Grenoble.

1814.

ADI, 54 M 42, « Fêtes nationales de la Victoire et de Jeanne d’Arc. 1948-1954 », dossier intitulé « 8 mai 1945 ». Souligné par nous.

1815.

En mai 1999, des délégations d’extrême-droite déposèrent au pied de la statue de Jeanne d’Arc, à Grenoble, quatre gerbes de fleurs. L’une portait un ruban signé « Action Française » ; une autre une inscription ainsi libellée : « Pour une France souveraine » ; une troisième, sous la signature de l’ODCJA, « A Jehanne ».

1816.

A l’époque, il n’y avait pas de parking. Le médaillon a été déplacé et orne à présent le mur dédié à la Résistance boulevard maréchal Lyautey.

1817.

ADI, 2696 W 19, « Résistance. Associations de Résistance » : Après la plainte déposée par le docteur Tissot au nom de Résistance Unie, le préfet Ricard juge suffisamment vive « [...] l’émotion qui s’est emparée de la Résistance Dauphinoise » pour, une fois l’affaire résolue, s’adresser à la population dans un communiqué de presse : « Le Préfet de l’Isère communique : Les auteurs de l’attentat commis contre le Monument élevé à la mémoire du Préfet REYNIER, le VAUBAN de la Résistance, viennent d’être arrêtés. Sans que cela constitue une excuse pour leur geste odieux, il est bon de noter qu’il ne semble pas être la fait de provocateurs désireux d’atteindre à travers VAUBAN, la résistance Dauphinoise. Il s’agit de deux jeunes gens en état d’ébriété. La Sûreté grenobloise, qui a fait preuve de la plus grande diligence, vient, sur mes instructions, de les déférer au parquet ».