E – De Ceux de Verdun à l’ADMP : le temps de la réhabilitation militante ?

1 – L’honneur de Pétain .

Les fervents partisans du maréchal Pétain ne se contentent cependant pas de fleurir la statue de Jeanne, figés dans une attitude un brin passéiste et confinés dans une culture enfermante de la nostalgie. Ils agissent à Grenoble d’abord sous un prête-nom, se groupant au sein d’une association paravent baptisée Ceux de Verdun, qui se constitue à Grenoble en octobre 1961. Comptant en ses débuts une trentaine de personnes, la réunion constitutive a lieu le 18 octobre, autour d’un personnage entreprenant, immédiatement élu ‘ « Vice-Président, M. Multrier ’ ‘ Maurice, né le 14 mars 1882 à Dunkerque ’ ‘ (Nord), demeurant à Gières ’ ‘ (Isère) […] chef de bataillon d’infanterie en retraite, Légion d’Honneur, Croix de Guerre ’ ‘ 1818 ’ ‘  ». Le rapport n° 695 du 8 février 1962 établi par les Renseignements Généraux stipule tout de suite que « M. Multrier […] est militant d’extrême-droite : M.P. 13 ’ ‘ 1819 ’ ‘  » ’ avant de préciser que ‘ « les dirigeants du bureau provisoire ont tous milité en faveur du gouvernement Pétain, pendant l’occupation. Ils sont tous, surtout Multrier, des opposants à la politique actuelle du Gouvernement ».

Une quadruple originalité mérite d’emblée d’être signalée. Tout d’abord, par rapport à la constitution officielle de l’ADMP, le 6 novembre 1951, c’est-à-dire symboliquement quelques jours à peine avant la date anniversaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale, non seulement l’antenne grenobloise connaît un conséquent « retard à l’allumage », puisqu’il faut attendre dix ans pour voir à l’œuvre les nostalgiques de la Révolution nationale, mais en outre, elle ne s’assume pas ouvertement pour ce qu’elle est, préférant se baptiser d’un nom moins immédiatement connoté. Ensuite, il est clair que ses « membres » sont très peu nombreux (en 1963, le télégramme n° 335 que le préfet envoie au ministre, le 24 février, après la tenue de la cérémonie commémorative de Verdun, parle de nouveau d’« une trentaine » de membres 1820 ), âgés et peu actifs et de plus divisés. Ainsi, devant l’activisme pétainiste forcené de Multrier, la majorité des membres du bureau de l’Amicale Ceux de Verdun préfèrent se séparer de lui en avril 1963, soit qu’ils estiment avoir été l’objet, à leur insu, d’une récupération politique partisane, soit, plus vraisemblablement, qu’ils désapprouvent l’hyperactivité nocive de Multrier, dont ils n’ignorent évidemment pas, pour les partager, les engagements. En effet, à force de provocations, ce dernier a été arrêté et déféré au Parquet le 26 mars 1963 ; la presse, en relatant l’incident, ‘ « attire l’attention sur l’association qui ne désire pas de ce genre de publicité ’ ‘ 1821 ’ ‘  ».

On touche là au principal des paradoxes internes de la mémoire « collabo », qui n’en finit pas de balancer entre culte de l’intimité, voire du secret, et tentation de la reconnaissance publique, ne sachant au bout du compte quel vecteur d’expression privilégier ni jusqu’où aller. Leur activité mémorielle est ainsi limitée à un geste qui, pour être rituel, ne constitue rien d’autre qu’une pauvre protestation de leur fidélité, chaque année réitérée, à la personne du maréchal. Le 24 février 1963, ‘ « Ceux de Verdun ’ ‘ […] se sont recueillis ce matin devant le Monument aux Morts de Grenoble où ils ont déposé deux gerbes dont l’une portait l’inscription “Au Maréchal Pétain ’ ‘ ” » ’, que le préfet fait immédiatement enlever 1822 . Même si l’‘ « Affaire n’échappait pas non plus aux représentants de la presse (Dauphiné ’ ‘ Libéré et Progrès) qui décidaient de relater le fait dans les journaux du lundi 26 février » ’, comme le rappelle le rapport n°213 des Renseignements Généraux 1823 , la petite place qu’ils y consacrent est révélatrice du faible écho que rencontre l’incident 1824 . Le même rapport est d’ailleurs sceptique quant à la portée de ce geste : ‘ « […] D’ailleurs le Monument aux Morts de Grenoble situé sur l’autre rive de l’Isère n’est pas un lieu où l’on stationne et que l’on visite. Il s’agit en effet d’une ancienne porte monumentale maintenant isolée au centre d’un rond-point qui sert de pivot à une intense circulation automobile et vers lequel les piétons ne se risquent guère […]. » ’ Il ajoute même que ‘ « […] des rescapés de Verdun paraissaient à peu près tous au courant et qu’ils n’ont pas paru attacher au geste une signification politique particulière » ’, c’est dire !

Réduite à ce simple geste, l’expression de cette mémoire « pétainiste » est-elle autre chose qu’une mémoire du témoignage ? De même, l’ADMP – ou son « association paravent » – est-elle autre chose que ce qu’en fait cet homme, Maurice Multrier ? Comme pour le « cas Gimel », on retrouve là cette hypothèse qu’à Grenoble, la mémoire des « collabo » s’exprime plus à travers les faits et gestes isolés d’individualités, peu nombreuses au demeurant, que par le truchement de groupes ou d’associationsfermementstructurés.

Il faut dire que l’homme est entêté, et pour tout dire toujours à la limite de l’auto-persuasion. S’il a été évincé de l’amicale Ceux de Verdun en 1963, c’est qu’il a « dépassé les bornes » en quelque sorte. Passe encore qu’il soit l’auteur avéré des dépôts de gerbes « Au Maréchal Pétain » lors des cérémonies en l’honneur de la bataille 1825 , mais il va trop loin en mars 1963. Le rapport n° 444 des RG, daté du 12 avril 1963 1826 nous informe que ‘ « le 26 mars 1963, lors de la commémoration “massacre de la rue d’Isly ’ ‘ ” à Alger ’ ‘ , et malgré l’interdiction préfectorale, M. Multrier ’ ‘ avec un autre militant du FNP (Front National Populaire) ont tenté de déposer une gerbe au pied du Monument du Dr. Valois ’ ‘ , résistant fusillé par les Allemands » ’. Ne reculant devant aucun télescopage mémoriel, Multrier se fait tout à la fois provocateur envers la mémoire résistante, puis porte-parole local de cet amalgame fallacieux que le Colonel Rémy 1827 a inventé il y a déjà longtemps (double-jeu de Gaulle/Pétain, entente des « Pétainistes-Gaullistes »), et enfin défenseur de l’Algérie française. Notons que c’est son combat le plus actuel (en faveur d’une Algérie dont il rêve qu’elle demeure française malgré les accords d’Evian signés l’année précédente) qui lui fournit l’occasion de relire, à l’aune de cette nouvelle « trahison 1828  », l’histoire contemporaine française. Si le manque de cohérence mémoriel peut paraître évident, qui conduit l’homme à s’enfermer dans une attitude pour le moins caricaturale, cette reviviscence du Pétainisme via l’Algérie traduit bien une continuité politique : celle de l’extrême-droite qui, opposée à de Gaulle en 1940, est opposée à de Gaulle entre 1958 et 1962, les hommes de Vichy se retrouvant vingt ans plus tard dans les officines de l’OAS. Ne parvenant cependant pas à recruter, Multrier est le reclus volontaire de sa propre mémoire, ancrée à sa vision personnelle du monde et de l’histoire. Mais pour inefficace que soit son action, elle n’en est pas moins réelle et constante. D’ailleurs, privée de sa présence devenue par trop encombrante, plus jamais l’amicale de Ceux de Verdun ne troublera l’ordonnancement de la cérémonie commémorative de février, retombant dans une tranquillité synonyme d’un anonymat qui va s’aggravant, le temps clairsemant rapidement les rangs de ces « très » anciens combattants. Lui va continuer, servant de relais grenoblois à l’ADMP en accueillant en 1965 Me Jacques Isorni.

Notes
1818.

Renseignements fournis par le préfet Doublet au ministre de l’Intérieur en février 1962, établis à partir du rapport n° 695 des RG (bordereau d’envoi du 8 février 1962). ADI, 4332 W 52, pochette 9, « Ceux de Verdun ».

1819.

M.P. 13 : Mouvement Populaire du 13 mai, c’est-à-dire la transformation en un mouvement encore plus radical, par Robert Martel, le « chouan de la Mitidja », de l’Union française nord-africaine, elle-même réorganisée clandestinement en juin 1956.Lire le chapitre VII, « Des clandestins aux activistes », par Jean-Pierre Rioux, notamment p. 234-235, in Histoire de l’extrême-droite en France, Michel Winock (dir.), Paris, Le Seuil, collection « XXè siècle », 1993. Voir également, dans le premier volume de l’Histoire des droites en France (I. « Politique ») dirigée par Jean-François Sirinelli, le chapitre V, sous la plume de Jean-Luc Pinol, « 1919-1958. Le temps des droites ? », et notamment la page 375.

1820.

ADI 4332 W 52, pochette 9, « Ceux de Verdun ».

1821.

ADI 4332 W 52, ibidem. ; rapport RG n° 444 du 12 avril 1963 : « […] L’activité de M. Multrier a ému les dirigeants de l’Amicale Ceux de Verdun et au cours d’une réunion orageuse le 6 avril 1963, il a été invité discrètement à présenter sa démission du poste de Vice-Président qu’il occupait depuis 1962. M. Multrier s’est finalement décidé à accéder aux désirs des membres du bureau, et sa démission a été acceptée le 9 avril 1963. »

1822.

Télégramme du préfet de l’Isère au ministre de l’Intérieur, n° 335 ; ADI, ibidem.

1823.

ADI, ibid.

1824.

En fait, les deux articles qui parlent de la cérémonie sont datés du 25 février 1963. Le Progrès, « Les anciens de Verdun ont commémoré les combats dont ils furent les héros », accompagné d’une photographie (« […] Deux gerbes furent déposées, dont l’une cravatée et tricolore portait l’inscription “Au Maréchal Pétain ” […] » ; Le Dauphiné Libéré, « Verdun… il y a 47 ans. C’est tout un peuple acceptant une souffrance jamais imposée », lui aussi accompagné d’une photographie (« Les présidents de certaines associations ont manifesté leur surprise en voyant, au pied du monument, une gerbe dédiée au maréchal Pétain, gerbe qui fut vraisemblablement déposée avant la cérémonie officielle »).

1825.

« En ce qui concerne l’origine du dépôt de la gerbe “Au Maréchal Pétain ” on peut aisément deviner que M. Multrier , par ailleurs animateur du M.P. 13, âgé de plus de 80, ans n’y est pas étranger, le portrait du Maréchal Pétain orne d’ailleurs sa villa ! […] » ; ADI, 4332 W 52.

1826.

ADI, ibidem. Le rapport n° 4 883/A du commissaire divisionnaire, adressé au préfet le 27 mars, est encore plus explicite (ADI, 6270 W 51). Voir le document en annexe n° XXXVIII.

1827.

Un des principaux et premiers adhérents à l’ADMP, opposé en son sein à Me Jacques Isorni ; cf. Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, op. cit., p. 59-65. Il vient à Corenc, tout à côté de Grenoble, en décembre 1952, animer une conférence « privée » sur le thème « réconciliation entre Français », à l’invitaion de la Fraternité Notre-Dame-de-la-Merci ; ADI, 2696 W 154, « Mouvements nationalistes. Mouvements d’extrême-droite. 1949-1952 ».

1828.

Cf. notre entrevue déjà mentionnée (cf. supra, notre présentation des sources orales d enotre étude) avec Jean Bollon, président de la l’Union Nationale des Combattants en Afrique du Nord à Grenoble, en 1991, qui employait ce terme pour parler de la politique gaullienne en Algérie.